Dans la cour du mûrier.
Vous me faites rire, vous les humains.
Oui, parce que moi, voyez-vous, ça fait vraiment un bail que je suis confinée.
En 2036 cela fera deux siècles. Enfin personne ne sait exactement quand on m’a mise ici. Je ne suis pas signée, pas datée, mais la première grande rénovation des lieux, en 1836, a fait de cette cour de cloître un patio italien. Et comme c’était un cloître, difficile de croire que je m’y trouvais déjà, fesses à l’air et sans tête.
L’ennui dans ma condition, c’est surtout l’immobilité. Le dos prend cher, toujours courbé. Les ischio-jambiers, le bassin, la colonne, les muscles transverses, c’est foutu. On ne me dépliera pas, jamais plus.
Et puis la tête. Personne ne sait même si j’en ai eu une, un jour. Mais mes fesses sont lisses, parfaitement soyeuses, brillantes, elles appellent la main, les caresses, les selfie. Et je reste de marbre, pendant que tout Paris et des cars de touristes, normands ou japonais, me mettent la main au cul. Le consentement, connais pas. On dirait que personne, jamais, ne songe au consentement de la matière. La matière a une âme, pourtant, il faut que vous le sachiez.
Je suis la Diane de pierre de la Cour du mûrier, planté par Alexandre (qui n’était pas empereur), à l’époque où ce lieu de cloître devenu musée s’est vu réaffecté en école des Beaux-Arts. Oui, celle rue Bonaparte (comme le vrai empereur, coiffé bizarrement). Il faut que je souligne, ce sont bien des hommes qui m’ont confinée là, des hommes avec des têtes, en tricorne ou haut-de-forme, et avec des habits.
Moi je suis la matière, incarnée parce que j’étais un bloc de marbre qu’on a sculpté en femme et qu’on a laissée nue, là où auparavant on enfermait des nonnes (des femmes bien vivantes, couvertes de tissus recouvrant tout leur corps, et sur lesquelles jamais on ne levait les yeux ou posait une main). Mais je n’ai pas de tête et de mémoire d’homme, personne ne se rappelle si j’en ai jamais eu. Mais des fesses, oui, parfaites, et des nichons aussi. Et pour toujours penchée vers l’avant, et sans yeux, je me fais peloter depuis presque deux siècles par des mains d’inconnus.
J’envie les deux nymphettes qui elles sont plantées là, en face de la fontaine, enlacées, gazouillantes. Elles se plaignent que c’est souvent bien trop pesant, le confinement en couple, mais au moins elles sont deux, et puis elles ont des yeux. Je ne peux pas les voir, je ne peux pas entendre, mais je sais, voilà tout. La matière a une âme, si elle est incarnée.
Quand je pense qu’il y a méprise sur ma personne depuis bientôt deux siècles. Je suis Diane, pas Vénus, laissez-moi mon panache et l’amour de la chasse, même si je n’ai plus de mains pour tenir arc et flèches, j’ai encore ma fierté. J’ai tempêté en vain, qu’on me laisse sortir, qu’on me confine ailleurs, ou sur un piédestal, hors d’atteinte des mains ! On est bien, dans cette cour, sous la galerie de pierre, à l’abri de la pluie. Mais je n’en pouvais plus qu’on me touche le cul, chaque jour que Dieu fait.
Ça me fait des vacances, vos histoires de Covid, et avec un peu de chance vous rangerez vos mains sagement dans vos poches, quand les grilles rouvriront aux visites des touristes.
Mon cul, d’être palpé par vos centaines de paumes est devenu malgré lui arme de destruction, un nid à bactéries, bombe à retardement. Je me demande s’ils vont pousser le vice jusqu’à mettre à disposition des lingettes jetables pour m’essuyer les fesses entre deux attouchements. Ils sont capables de tout, vous n’avez pas idée. Mais je leur survivrai, parce que j’ai une âme, je suis une œuvre d’art, la matière incarnée. Et mes fesses superbes, mon cul de marbre lisse, trônera pour toujours dans la cour du mûrier.
Wendy Delorme
🙂
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