Redécouvrir le texte de Pierre Peuchmaurd une cinquantaine d’années après les journées révolutionnaires de Mai 68, c’est se rappeler la puissance du langage et de la poésie. Pierre Peuchmaurd n’est pas théoricien, ni historien, ni forcément une grande figure militante mais il est poète, et jeune, et ses mots touchent comme nul autre dans le tumulte de soixante-huit.
« La révolution demain, la révolution possible, combien d’entre nous y croyaient encore ? Il y avait beau temps que nous en avions, pour la plupart, fini avec un Parti communiste dont il n’y a rien à dire, laissant l’union de la Gauche ronronner à son aise, Waldeck Rochet n’était pas Castro, il fallait s’y faire et nous avions du mal.
Ce fut le temps des groupuscules, la résurgence trotskiste, l’apothéose chinoise, la fleur au fusil cubaine. Sur eux non plus, nous étions un certain nombre à ne pouvoir nous fixer, dédaigneux, au nom de la révolution une et indivisible, de ces prémisses parlées. Guevara nous faisait des nuits blanches, il était mort et nous vivants.
Le monde n’était plus que tiers monde, l’URSS avait trahi, la Chine nous divisait, nous étions en suspens. »
Pierre Peuchmaurd est né en 1948, dans une famille d’éditeurs et d’intellectuels. Sa maison est remplie de livres et de nombreuses personnalités du monde des lettres s’y croisent. Dans la belle préface de Joël Gayraud, nous apprenons qu’il écrivit son premier poème à l’age de 13 ans. Ce « bouleversement de la poésie » est une des clefs de lecture de Plus vivant que jamais, écrit à vingt ans, et déterminera une immense partie de sa vie. C’est suite à sa publication, en octobre 68, que Pierre Peuchmaurd est contacté par Jean Schuster, ancien surréaliste, afin de participer à la revue Coupure. C’est de cette rencontre que commencera une vie dédiée à la poésie et au surréalisme, dans les revues Le désir libertaire, Le chateau-lyre, Le grand I vert… Il mourra à soixante ans, après une vie entière dédiée à la poésie.
« Mardi 21. Paris-sur Grève. Une ville paralysée et plus vivante que jamais. Parce que ce qui est paralysé est ce qui, en temps ordinaire, paralyse. Le métro étouffe, il n’y a plus de métro ; l’université façonne, il n’y a plus d’université ; l’usine broie, il n’y a plus d’usines ; nombre de bureaux retournent à leur poussière. Paris respire et n’en croit pas ses bronches. Jusqu’au pas des gens qui est différent, on dirait plus léger. En même temps qu’à parler, ils réapprennent à marcher. On repart à zéro. Cette fois, en sortira-t-il des hommes ? À quelques sales gueules près, et pas seulement les casquées, ils ont l’air plus heureux aussi. Quelque chose d’enfantin, quelque chose de nouveau. Fin de l’hibernation. »
Il est assez difficile de parler de Plus vivant que jamais tant cette lecture prend aux tripes. Dans une note des éditeur·ices, il est précisé que ce livre, alors épuisé, fut redécouvert en lisant Maintenant du Comité invisible. Des envolées émeutières de Peuchmaurd aux plus beaux passages de L’insurrection qui vient ou de Maintenant, il n’y a qu’un pas à franchir, celui de quarante ans de transformation de la société française. De Peuchmaurd au Comité invisible, c’est la même fièvre de l’insurrection qui se transmet, le même désir iconoclaste, la même fureur poétique.
Nous descendrons jusqu’à la deuxième barricade. Nous y arrivons quand la première tombe. Ils sont là. Pas moyen de monter sur la barricade. Elle est pleine à craquer. On ne peut que rester en dessous pour prendre la place de ceux qui tombent. Ce qu’il faut, surtout, c’est tenir le temps nécessaire pour que les copains évacuent les blessés. Il y a un commando, vingt types, des durs, qui veulent prendre les flics à revers. On fait ce qu’on peut pour les dissuader. Rien à foutre. On ne les a pas revus, ceux-là.
Et puis, c’est bien pire que ce qu’on pouvait imaginer d’en haut. Il n’y a pas de corps à corps, ou peu. Ils ont compris. Ils ne peuvent rien contre les pavés. Alors ils gardent leurs distances : ils bombardent. Il pleut des grenades qu’on dirait une averse de grêlons. À côté de moi, cette fille qui tombe. On ne peut rien contre ça. Les gaz en plus, qui font qu’on ne respire plus.
Et pourtant on reste. Allez savoir pourquoi. Ce n’est même pas se battre, ça. Ça nous tombe sur la gueule et on reste. Vient un moment où on n’a même plus peur. Comment ça se fait, d’ailleurs, elle tient cette barricade. Enfin si on peut dire. Parce qu’on ne les voit même pas ; ils nous tirent dessus, comme ça. Tant qu’ils peuvent, et ils peuvent. Ça a duré, quoi, une demi-heure. Et puis il a bien fallu refluer. Sans trop de panique, finalement.
C’est la panique qui est dangereuse, nous savons au moins cela. C’est comme ça qu’on tombe, c’est comme ça qu’on se fait ramasser. Mais pas par les copains. Une rue transversale par laquelle tout le monde fout le camp. C’est une erreur, d’ailleurs, on ne sait pas où on va. Ce qu’il faut c’est passer derrière la troisième barricade et, là encore, essayer de tenir.
Pas d’héroïsme à cela et pas même de courage. Simplement quand on est en face des flics, quand ils vous bombardent, quand ceux qui sont là avec vous, pour la même chose que vous, tombent comme des mouches, on tient, c’est comme ça
Peuchmaurd ne milite pas dans une organisation, il ne nous donne pas un point de vue « partisan ». Il est déçu, comme beaucoup de jeunes participant·es à mai 68, des syndicats et des partis, même révolutionnaires. Les doctrines ne l’intéressent pas et lui semblent suspectes. Seul compte pour lui l’ardeur et l’honnêteté des personnes en lutte dans la rue. Ce qui l’intéresse, c’est de vivre et de raconter. Sous forme de journal, Plus vivant que jamais nous plonge dans le tumulte de ces journées et ces nuits d’insurrection, nous donnant l’impression de parcourir à ses cotés le quartier latin d’affrontements en barricades.
Les autres, ceux chez qui une idéologie cotte de maille renforce un indécrottable optimisme, ceux pour qui la classe ouvrière est omnisciente comme omnipotente – les Chinois et la FER – attendront Denfert-Rochereau et la dispersion, tout à l’heure, pour se rendre à l’évidence. Les anars, eux, s’en foutent. Ils sont là en balade, ils s’amusent bien : la CGT ce n’est pas leur affaire. Ce sont eux les plus sympa, aujourd’hui. Et puis un drapeau noir par-ci par-là, ça soutient. Depuis la rue Thouin, ils ont droit de cité. Et même un peu plus.
C’est alors que certains d’entre nous se découvrent un langage terroriste. Ce qu’il faudrait, pour que quelque chose se passe, c’est que les flics chargent. On le souhaite presque. Pas pour la chose, bien sûr. Pour les suites. Parce qu’alors, ce soir, on est à l’Élysée.

Ce ton, phrases courtes et percutantes, ce regard à chaud sur chaque événement, vif et presque insolent, tout cela fait du livre de Pierre Peuchmaurd un témoignage magnifique sur Mai 68. Mais, et c’est tout l’intérêt de ce livre, Plus vivant que jamais peut aussi se lire comme un document intemporel sur le passage du rapport au monde enfantin et théorique de l’ex-étudiant, à la pratique émeutière et la concrétisation d’actes poétiques et politiques.
Une radicalisation vue comme une retrouvaille avec un tempérament perdu.
Mai 68 fut court mais terriblement intense, et les échos de ses combats résonnent encore aujourd’hui !
JUIN-LA-SANGSUE
Juin-la-sangsue du sang de mai, juin-la-sangsue du rouge et noir. Le juin des tueurs gaullistes, des assassins d’Arras. Juin courbe descendante, juin marée bientôt basse. Oh, l’air de rien d’abord. Nous respirons moins bien, ce pourraient être les premières chaleurs. Mais c’est à des riens que cela se voit. Si l’on peut appeler riens les usines, une à une, qui tombent. Et quand ça ne va pas assez vite, on pousse à la roue. On, c’est la CGT, L’Humanité aux titres chaque jour plus démobilisateurs. C’est connu : « II faut savoir terminer une grève », ce n’est pas nous qui le disons, mais M. Thorez. Plus que jamais, n’est-ce pas, quand les travailleurs ne veulent pas se rendre, allez savoir ce qui leur passe par la tête. Et pour ça, pour finir, le fossoyeur Séguy a la manière. Comme personne il manie la pelle pour brader la grève secteur par secteur, l’enliser dans la peur, le mensonge, l’abandon. Des riens, les facs qui se vident jusqu’à ne plus garder que leur immédiate ossature politique, les tracts, à nouveau, qui jonchent les rues, plus personne ne les lit, les cinémas qui refont le plein, et l’essence, la bonne essence qui coule à flots, irriguant Paris qui en avait la gorge sèche. Des riens. Tout.
Élections il y aura.
Mais d’abord, comme il faut ce qu’il faut, reprendre la Sorbonne, l’Odéon, les Beaux-Arts (l’admirable affiche-réponse des types expulsés : « La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts affichent dans la rue ») et le reste. Tour à tour, le reste.Qu’importe s’il faut pour cela recruter dans la pègre – cette fois la bien-nommée – les commissaires politiques du 22 long-rifle, se fabriquer des « Katangais », s’organiser des attentats, des coups-de-couteau-comme- par-hasard. Tant pis si le mensonge, toujours lui, la délation, le courbe-la-tête-ou-je-te-matraque doivent être à l’occasion, les traditionnelles vertus du citoyen français. Et tant pis s’il faut, pour cela, faire de la moitié d’un pays le policier de l’autre, élections il y aura.

Plus vivant que jamais,
Pierre Peuchmaurd,
Libertalia, Montreuil,
2018