Note #17 De la liberté des femmes

Emma Goldman est une des figures incontournables du panthéon anarchiste. Née le 27 Juin 1869 en Russie, elle émigre aux Etats-Unis à l’age de 16 ans. Très marquée par l’assassinat des manifestants de Haymarket Square, elle rejoint le mouvement anarchiste en 1889, à 20 ans. S’ensuit alors toute une vie trépidante, faite de nombreuses conférences et écrits, d’action politique au quatre coins du globe et de participation aux révolutions et événements historiques qui émaillèrent la première partie du 20ème siècle. Elle mourra au Canada, lors d’une de ses tournées de conférences, en 1940, à 70 ans. Son autobiographie, rédigée en 1928 pendant un séjour en France, fut un best-seller, et est disponible depuis peu sous le titre Vivre ma vie, une anarchiste au temps des révolutions aux excellentes éditions de L’Echappée.

1er numéro de la
revue Mother Earth

De la liberté des femmes est un recueil de deux conférences ayant pour but de réfléchir à la finalité des combats féministes. La première fut écrite en 1906, pour le premier numéro de la revue Mother Earth, créée et dirigée par Emma Goldman. Elle y aborde la question de l’émancipation et de la liberté réelle, mise en opposition avec l’égalité superficielle. La seconde, « Le droit de vote des femmes » est un texte qu’elle inclut dans son livre Anarchism and other essays paru en 1910. Destiné à compléter le premier, il traite presque exclusivement du combat pour le droit de vote, et rappelle l’importance d’une déconstruction personnelle couplée aux luttes sociales.

Faut-il se battre pour des droits ou pour des principes ? Cherche-on l’égalité ou la liberté ? Se libère-on vraiment du patriarcat lorsque l’on lutte pour se hisser à la même place que les hommes ?
Emma Goldman est une personnalité turbulente. Fermement campée sur ses positions, elle manie le verbe et l’humour avec férocité, et n’hésite pas à attaquer les luttes du mouvement féministe et ses contradictions.
Elle écrit à la fois en tant que féministe et anarchiste convaincue. C’est ce double point de vue qui explique une de ses positions importantes, en rupture avec le mouvement féministe de son époque : Se battre pour une égalité de droits entre les hommes et les femmes est essentiel, mais inutile si les femmes ne jouissent pas d’une liberté réelle.

Elle ouvre sa première conférence sur une affirmation indispensable à sa pensée : Hommes et femmes peuvent se réconcilier et l’humanité constituer un ensemble parfait. Pour cela, il suffit de se comprendre soi, et de comprendre l’autre. Elle définit son projet comme étant non pas « pardonnons-nous les uns les autres, mais comprenons-nous les uns les autres » parodiant ainsi Mme de Staël. Cette réconciliation ne pourra cependant pas avoir lieu sans, au préalable, s’être libéré de « l’antagonisme social » qui, de par les intérêts contradictoires de la société de classes, divise l’humanité.

Il est évident que Emma Goldman ne s’oppose pas à « l’émancipation des femmes » en tant que concept et but. Elle la prône et en remercie d’ailleurs les premières instigatrices. Cependant elle s’oppose rigoureusement à ce qu’est devenu le « mouvement d’émancipation des femmes » de son époque : « Un jardin à la française, avec ses arbres taillés en forme de pyramide et ses arbustes en forme d’arabesques, de roue et de guirlande« . Pour l’autrice, cela revient à remplacer un modèle (la femme au foyer) par un autre (la femme jardin-à-la-française libérée). Si les femmes ne peuvent pas pour autant exprimer leurs envies et qualités intérieures, cela ne peut en aucun cas être appelé émancipation.
Cette recherche de libération des envies est récurrente chez Emma Goldman. « Comment être lié aux autres tout en affirmant ses qualités individuelles », comment « vivre sa vie » pleinement, sans devoir obéir à des normes ou des jugements extérieurs.

« Cette prétendue indépendance permettant de ne gagner qu’une maigre subsistance n’est ni séduisante ni idéale ; n’attendons pas des femmes qu’elles lui sacrifient tout. »

Elle développe ensuite sa triste constatation de l’émancipation féminine. Oui, la femme a conquis une existence économique, presque comparable à l’homme, car elle peut être embauchable. Elle troque donc, pour Emma Goldman, sa vie étriquée et servile de femme au foyer contre celle, étriquée et servile, d’ouvrière à l’usine, de vendeuse de grand magasin…

Pour autant, les tâches du foyer ne sont pas plus partagées, et la femme cumule donc une double responsabilité. Et pour celles qui auraient réussi à gravir un échelon, devenant avocate, professeure, docteure, ingénieure, elles auront à subi le mépris et le manque de confiance de leurs collègues masculins, pour un salaire plus bas.
Cette émancipation là, pour Emma Goldman, est un leurre car il ne satisfait que la classe possédante, qui y voit un surplus important de main-d’oeuvre bon marché.
Elle reconnait que le mouvement d’émancipation a « brisé un grand nombre de chaines » mais que de nombreux vestiges d’anciennes servitudes sont encore en place. Ce sont sur ces vestiges que se forgent de nouvelles entraves. Le genre masculin, bien conscient de l’existence de ces « restes de morales« , en use, afin de garder les femmes sous sa domination. Un exemple intéressant de cela est la « montée d’un puritanisme » constaté par l’autrice chez les militantes féministes, en réaction à l’image de débauchée méprisant toute valeur morale véhiculée par la bonne société et les journaux à la solde de cette dernière.

« Choquées par de telles représentations et manquant un brin d’humour, les partisanes du droit des femmes employèrent alors toutes leurs énergies à prouver que celles-ci étaient fausses, et que c’était même tout l’inverse. Bien sûr, tant que la femme était l’esclave de l’homme, elle ne pouvait pas être vertueuse et pure, mais maintenant qu’elle était libre et indépendante, elle pouvait faire la démonstration de sa bonne moralité et exercer sa bonne influence pour purifier toutes les institutions de la société. »

Suffragettes à Boston en 1910

Ne pas pouvoir aimer comme il nous plait, décider d’avoir ou non des enfants, être libre de conduire sa vie, voici ce à quoi il faut s’attaquer, selon l’écrivaine. Cette respectabilité, ce sérieux, cette rigueur morale qu’affectionnent les « femmes émancipées » sont autant de dangers et de signes que l’émancipation est encore loin. Comme le montre l’écrivaine suédoise Laura Marholm dans « La femme : étude de caractère« , de nombreuses femmes intellectuelles, brillantes et émancipées, ressentaient une immense frustration et un grand vide intérieur. Elles constatent que, plus une femme développe son esprit, plus il lui est difficile de rencontrer un homme avec qui élaborer un projet de vie. Elles ne veulent évidement pas d’un homme « moyen, paternaliste et oppressif« , et à raison. Mais elles ne souhaitent pas non plus quelqu’un qui ne reconnaîtrait en elles que des capacités intellectuelles.

Un autre des vestiges importants auxquels Emma Goldman s’attaque est celui du mariage. Comment expliquer qu’après plus de cent ans de dénonciation du caractère sexiste du mariage, de nombreuses « femmes libérée » s’y conforment ?
Pour l’autrice, c’est un signe que l’émancipation féminine n’est pas complète, car elle n’a pas pris le temps d’attaquer les dominations intérieures dues à l’éducation, au poids moral de la religion, de la culture… Ce que aujourd’hui nous appelons se déconstruire.

Dans « Du droit de vote des femmes » l’autrice se concentre presque exclusivement sur la question du suffrage égalitaire et de ses conséquences. Avec sa verve habituelle, elle tente de poser une vision anarchiste sur une lutte féministe, celle du droit de vote.

Contrairement à la croyance populaire, qu’elle dénonce, Emma Goldman ne croit pas que les femmes pourront « purifier la politique« , ni que le vote permettra aux femmes d’accéder à plus de liberté. Comme de nombreux·ses anarchistes, elle lutte contre la fiction émancipatrice du suffrage, considérant qu’il s’agit surtout de donner son pouvoir de décision à une élite corrompue et sans scrupule. Et pour elle, chercher à reproduire les erreurs précédemment faites par les hommes revient à tomber dans un piège grossier, confortant encore plus les dominant·es et les dominé·es dans leurs rôles respectifs.
S’appuyant sur de nombreux exemples, l’autrice constate que dans les pays ou elles peuvent voter et débattre des lois, le résultat ne fut pas très probant. Ces « femmes émancipées », pétries de puritanisme, s’empressèrent de retirer les droits électoraux aux « femmes de petite vertu, aux hommes à la vie notoirement dissolue et fréquentant les bars… ». Dans ces pays, les conditions de travails ne se sont pas améliorées, voir se sont parfois détériorées avec l’aide de certaines de ces femmes. Pour Emma Goldman, c’est l’exercice de la politique qui corrompt égalitairement les hommes et les femmes, prouvant par là qu’il n’y a pas de solidarité entre dominés. La rupture entre classe ouvrière et élite possédante sera aggravée par la recherche d’égalité du mouvement féministe, si ce dernier n’y prend pas garde. Emma Goldman, elle, prône de chercher une autre voie, celle de la liberté pour toutes et tous, de la lutte conjointe pour l’abolition du Capital et pour l’instauration d’une société heureuse et libérée des classes sociales.

« Inutile de dire que je ne suis pas opposée au vote des femmes pour la traditionnelle raison qu’elle ne seraient pas à la hauteur. Je ne vois aucune raison physique, psychologique, ou intellectuelle à ce que les femmes n’aient pas les mêmes droits de voter que les hommes. Mais cela ne peut pas m’empêcher de voir l’absurdité qu’il y a à penser que les femmes vont réussir là où les hommes ont échoué. Sans doute ne rendront-elles pas les choses pires, mais elles ne les amélioreront pas non plus. Prétendre, cependant, qu’elles pourraient réussir à purifier ce qui n’est pas susceptible d’être purifié, revient à les doter de pouvoirs surnaturels. Puisque le plus grand malheur des femmes a été d’être considéré ou bien comme des anges ou bien comme des démons, leur véritable salut réside dans le fait de les faire revenir sur terre, c’est à dire de les considérer simplement comme des êtres humains et par conséquent comme sujettes à toutes les folies et erreurs humaines. »

« De la liberté des femmes » est un texte datant du début du XXeme siècle et, bien que certains passages soient à lire comme des documents à replacer dans un contexte, d’autres idées sont encore extrêmement pertinentes aujourd’hui. Penser le féminisme comme se suffisant à lui même, ne pas étendre l’analyse des dominations à toutes ses formes (classe, race, genre…) signifie prendre le risque de reproduire ce que nous essayons de combattre. Cette situation, que Emma Goldman dénonce vertement, n’est pas spécifique à la lutte féministe, mais s’y retrouve encore aujourd’hui dans la question du voile, dans celle du féminisme blanc, etc. Emma Goldman insiste régulièrement sur le droit à la liberté reproductive. Décider ou non d’avoir des enfants, en connaissance de cause et sans pression ou jugement extérieur. De nos jours, cette liberté n’est pas encore acquise pour toutes les femmes et reste donc encore bien d’actualité, comme le montrent les campagnes de stérilisation forcées lancées dans certains pays durant la dernière décennie. Le droit à la liberté reproductive englobe aussi logiquement le droit à l’avortement, autre combat dont l’accès n’est pas encore garantie pour toutes.
Emma Goldman évoque, bien que rapidement, un axe des théories féministes visionnaire pour son époque : le partage des taches domestique et de la double journée travail domestique / travail salarié, annonçant avec cela le travail, presque cent ans plus tard, de Christine Delphy ou Silvia Federici

De la liberté des femmes,
Emma Goldman,
Petite Bibliothèque Payot, 2020

Une contribution passionnante et très juste à des débats qui traversèrent les milieux militants et dont l’écho résonnent encore aujourd’hui !

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s