Note #5 Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce

L’effondrement de la société est désormais une évidence. Augmentation de la température, fonte des glaces, extinction d’espèces en masse… Quelques-uns des futurs possibles, tous plus sombres les uns que les autres.
Corinne Morel-Darleux fait partie de ces personnes qui pensent et étudient les bouleversement futurs, afin notamment de mieux les anticiper.

Dans son livre « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », elle nous livre ses pensées dans une mélange extrêmement réussi d’évocation littéraire, de théories politiques et de voyages en voiliers ou dans les montagnes du Diois.
A l’heure où toutes les personnalités politiques semblent dériver lentement vers la droite, Corinne Morel-Darleux fait vent contraire. Commençant sa carrière comme consultante pour des entreprises du CAC 40, elle voguera ensuite vers une carrière politique au sein du mouvement Utopia, puis du parti socialiste. Peu de temps après, elle quittera le PS pour entrer dans le nouvellement créé Parti de gauche. Elle y sera responsable du secteur écologie et écosocialisme. Lors des élections régionales de 2015, elle sera élue conseillère régionale de la Drôme et porte-parole de la liste Europe Ecologie Les Verts. Elle rejoint la France Insoumise en 2016, pour la quitter deux ans plus tard, en quête de plus de radicalité et de cohérence politique.
Elle écrit aujourd’hui régulièrement pour la revue Reporterre, pour Ballast, et sur son blog : Revoir les lucioles.
Un parcours étonnant, passionnant, de recherche et de réflexions, qu’elle dévoile et commente au fil de ses courts textes.
Convoquant tout un imaginaire littéraire, Corinne Morel-Darleux nous offre un essai d’une forme atypique. Un flot de pensées à démêler, de personnages à rencontrer, de livres à découvrir. Un ouvrage qui laisse deviner en relief une penseuse des plus intéressantes.

J’ai envie d’un livre d’intuition qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction… De fondus et d’ellipses. Pourquoi faudrait-il toujours tout disséquer, tout expliciter ? Comment distinguer dans un écheveau de pensées la réflexion propre d’un vécu alimenté de lectures et de discussion, mais aussi d’allongées dans l’herbe, de marches dans le Vercors, de cuites au champagne et de nuits à la belle étoile à épier des brebis… Lasse de didactique, d’exposés savants, je veux laisser de la place à l’interprétation, aux projections.

FAUT-IL AVOIR PEUR DE L’EFFONDREMENT ?

Dans ces pensées revient fréquemment la notion d’effondrement. Mais Corinne Morel-Darleux, pleinement consciente de la réalité écologique, ne nous livre pas une vision déprimante du futur. Réaliste et résignée oui, mais aussi profondément positive. Suivant le mot d’ordre du collectif anglais Extinction Rebellion « Hope dies, action begins » elle nous propose quelques pistes pour anticiper et réduire au mieux les troubles à venir.

Nul ne peut tenir pour certains que l’effondrement généralisé arrivera, nul ne peut affirmer comment ni quand. C’est en quelque sorte un nouveau pari de Pascal laïque que nous sommes appelés à faire : selon le philosophe, une personne rationnelle a tout intérêt à croire en Dieu, qu’il existe ou non : si Dieu n’existe pas, croyants comme mécréants ne perdent pas grand chose. En revanche, si Dieu existe, le croyant gagne un paradis… Appliqué à l’hypothèse de l’effondrement, le pari consiste non pas à croire, mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner.

La certitude de l’effondrement est peut être paradoxalement l’occasion pour amorcer un changement d’ampleur. Puisque dans cette société, de très nombreux points sont à changer, l’effondrement comme rupture avec les conventions de la société n’est pas forcément une mauvaise chose. Néanmoins, il convient de faire tout notre possible pour réduire la violence du choc qui ne manquera pas d’arriver. Constatant un certain échec des formes de luttes traditionnelles, du « réveil des consciences » tant attendu, de l’action individuelle, Corinne Morel-Darleux nous propose trois concepts puisés notamment dans la pensée libertaire pour mieux appréhender le quotidien et penser le futur.

Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir !

Elisée Reclus

Bernard Moitessier (1925-1994) durant sa traversée en solitaire

Le premier, le refus de parvenir, est ici magnifiquement illustré par la figure de Bernard Moitessier, navigateur et écrivain.
Refuser de parvenir, c’est prendre le temps de comprendre ses envies profondes, ses aspirations intimes et ne pas céder à celles, plus faciles mais nettement moins saines, imposées par la société. C’est regarder son rapport au monde, aux autres, et ne pas faire le jeux de l’individualisme. Réaliser, par exemple, qu’une promotion ne nous rendra pas plus heureux·ses. Plus riches peut être, mais pourquoi être riche quand on n’a plus le temps d’utiliser cet argent ? Qu’avoir une belle voiture, une maison en banlieue pavillonnaire, un couple modèle et deux enfants n’est pas forcément une source de bonheur évidente, mais un modèle dicté par la société.
Actuellement, la société valorise la (sur)consommation, et cela notamment par la mise en concurrence des personnes. Voir son ou sa voisin·e posséder telle voiture, ses ami·es porter telle marque, ou ses collègues tel téléphone nous pousse à nous comparer sans cesse.
Le refus de parvenir passe aussi par la recherche de temps non lucratifs, l’otium des latins. Passer à temps partiel, ne travailler que ce qui est nécessaire. Sortir de l’ascenseur social pour profiter du temps présent et le vivre pleinement.
Bernard Moitessier est célèbre justement car il n’a pas gagné la course en voilier autour du monde de 1969. Donné pour vainqueur après sept mois de course, il décide à quelques jours de l’arrivée, de changer de cap, pour voguer vers les îles du Pacifique. Il notifiera, dans un papier expédié avec un lance-pierres sur le pont d’un navire qu’il croise, Je continue sans escales vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. Après de longues discussions et dilemmes intérieurs, il comprend que remporter cette course serait pour lui une défaite. Affronter la foule, rentrer chez lui dans une routine quotidienne, se conformer à ce que la société marchande attend de lui… La solitude du voyage lui a permis de s’extraire de cela, et c’est une richesse qu’il a choisi de conserver, au risque de l’incompréhension de ses contemporains.

Des individus fiers, libres et heureux d’avoir un jour choisi de dire non, il n’en existe pas que sur les mers. J’en ai croisé de ces mavericks. L’une a quitté un poste à responsabilité chez Hewlett-Packard pour s’installer dans une petite ferme du Trièves, un autre a refusé que ses petits manuels parodiques soient vendus chez Carrefour. Une amie a pris un poste subalterne au collège pour garder du temps à elle, un autre refuse un poste bien payé à Annecy pour rester près de ses amis. Celui ci encore a refusé un contrat avec Total qui lui aurait assuré six mois de chiffre d’affaire.

Considérer le chemin et non le but

Le deuxième concept est celui de dignité du présent. La figure qui l’inspire ici est celle de Morel, personnage central du livre de Romain Gary, Les racines du ciel, et sa lutte pour sauver les éléphants en Afrique-Equatoriale Française. Consacrant sa vie pour faire cesser les massacres, cause que l’on comprend assez vite vaine, mais dont le personnage ne démord pas, Morel est un personnage régi par l’éthique. Sa lutte est vaine mais entre dans un combat plus grand, celui de la beauté de la vie. Il ne hiérarchise pas les luttes, ne juge pas de l’aspect irréalisable, il le fait car cela lui parait juste. Le chemin est ici tout autant important que le résultat. C’est faire cette action qui le comble, et non forcément la réussite de cette dernière. Nous ne sommes ici pas si loin du refus de parvenir. Une autre illustration de ce concept est celle du Sel de la vie, de Françoise Héritier. Dans son ouvrage du même nom, l’anthropologue a listé toutes les petites choses agréables du quotidien : traîner les pieds dans les feuilles mortes, manger du pain frais, suivre la course d’un lièvre à travers champs… D’abord un peu superficielle, cette idée d’aiguiser son regard à tout les petits plaisirs que nous offre le quotidien est salvatrice. Comment trouver le courage de se battre constamment, si nous ne prenons pas le temps de débusquer et ressentir ces petites joies. Cette pensée permet aussi de mieux appréhender et vivre la simplicité volontaire, la frugalité choisie, le refus de la société de consommation si chère au milieu libertaire.

Vient ensuite le troisième aspect, qui complète et affine les deux premiers : le Cesser de nuire. Inspiré du mouvement basque Bizi, le cesser de nuire est un appel à l’attention, aux autres et à soi. Prendre garde à ne pas piétiner et mettre à mal les conditions de vie d’autrui, être responsable et digne face à la nature, la planète et ses habitant·es. L’économiste Thorstein Veblen parle lui de critique de la rivalité ostentatoire. Cesser donc de considérer l’autre en ennemi, et refuser la mise en concurrence quotidienne orchestrée par la société capitaliste.

Loin d’étoiler la société, les exemples de gratuité du geste, de « faire sans dire » débarrassé de la quête d’approbation, de séduction ou de promesses d’avenir sont peu fréquents. On les trouve rarement dans les lieux les plus en vues de la société, davantage du coté des nouveaux espaces de luttes collectives plus ou moins clandestines que sont certains squats, réseaux d’aide aux réfugiés, ou ZAD, dont les membres fuient comme la peste la célébrité. Ils gagnent dans l’anonymat revendiqué autant de temps et d’énergie qui ne sont pas gaspillés à communiquer, chercher à se faire un nom ou se hisser de quelques pourcentages à des élections. Des lucioles subsistent encore sous forme de mécanismes d’entraide désintéressée en survivance dans certains milieux paysans ou ouvriers, ou encore d’énergie du désespoir lorsque le futur est incertain voir condamné.

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce,
Corinne Morel Darleux,
Libertalia 2019

Ces trois aspects sont pour Corinne Morel-Darleux un triptyque à la fois politique et éthique, capable d’enjamber la fracture béante entre les militant·es anticapitalistes et écologistes, qu’iels soient libertaires, communistes, écologistes, autonomes ou collectifs…
Mises en pratique, ces notions pourraient aider à combattre le pessimisme ambiant par le contentement du quotidien, et réduire les chocs liés aux effondrements probables.
Mais loin d’être une bête théorie de développement personnel, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce part du personnel pour fuser vers le révolutionnaire. Répondant avec brio aux critiques marxistes sur les habitudes de classe, en un incessant va-et-vient entre intime et lutte écologiste ou d’émancipation, ce petit opus est un outil pour penser le futur et continuer les luttes en cours vers plus de cohérence et de bonheur.

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