TRANSVERSAL #4 MEMES ANARCHA-ECOFEMINISTES (1/2)

Après notre article consacré au Neurchi d’individu·e·s très mobiles, c’est au tour de Billie, créateur·ice et administrateur·ice de la page « Memes anarcha-écoféministes en attendant l’effondrement » de nous parler de son projet et de son utilisation engagée des mèmes.

Le projet de départ

Ça ne représente pas trop de travail d’être administrateur·ice de cette page, de l’alimenter en nouveaux mèmes ?

Si, pas mal. À la base c’était plus un délire, pas vraiment un truc où je m’engageais à tenir un rythme. Comme c’était un truc pour rigoler, je ne me suis pas mis de pression. Il y a eu une période où c’était un peu trop de boulot alors, pendant deux mois, je n’ai pas posté et je suis revenu·e quand j’en avais envie.

C’est pour rigoler, mais il y a un projet un peu sérieux, un peu politique derrière ta page ?

Oui, un petit peu. Je ne sais pas si tu connais le Neurchi d’individu-e-s très mobiles ? Là-bas, iels font de la « propagande par le mème », tu vois ? Je me suis dit que c’était cool, que j’aimais bien ce que les gens faisaient, et j’avais envie de faire pareil. Donc c’était pas un projet politique très travaillé et pensé, mais il y avait quand même, dès le début, un volonté de propagande politique féministe et anarchiste derrière la page, oui.

Le nom de ta page : « Mèmes anarcha-féministes en attendant l’effondrement », et la description qu’on en trouve dans l’à-propos : « page de mèmes à orientation gauche progressiste SJW cheveux bleus avec un nom éclaté et semi-ironique », sont clairement dans le second degré. On voit qu’il y a une volonté d’autodérision à l’œuvre sur ta page. Tu considères que l’ironie est un outil de propagation des idées intéressant ?

C’est un outil qui permet de ne pas se prendre trop au sérieux et d’éviter d’être trop doctrinaire. Ça laisse de la place à l’autocritique. Mais c’est à double tranchant, parce que d’un côté ça permet l’autocritique, mais d’un autre côté ça permet d’anticiper la critique. Donc c’est à la fois une défense, pour ne pas être trop facilement attaqué·e ; et ça permet d’être dans la distance par rapport à ce qu’on crée, pour se demander si on ne s’égare pas, si nos idéaux sont toujours valables. Du coup, ouais, l’ironie c’est à la fois hyper marrant et hyper sérieux.

Pour toi, il n’y a pas nécessairement de contradiction entre aborder un sujet sérieux, comme le féminisme, et le fait de le traiter avec humour ?

Ça dépend des sujets. Avant de publier, je me demande toujours : « Qui je pourrais heurter ? Est-ce que, de par mon positionnement social, racial, mon genre et mon orientation sexuelle, c’est OK de blaguer sur tel ou tel sujet ? » Il y a des trucs sur lesquels je ne m’autoriserai jamais à faire une blague, comme le viol. Pour moi, il n’y a aucun moyen que ce soit drôle sans être oppressif (Exemple : Alain Finkielkraut). En fait, il y a une règle que j’applique : je fais des blagues sur ce qui n’opprime personne, ou, du moins, je fais des blagues sur des groupes sociaux qui ne sont pas opprimés. Donc oui, c’est possible d’aborder des sujets très sérieux en rigolant, mais pas tous.

Avantages et inconvénients du mème

L’humour est le vecteur que tu as choisi pour faire passer un message mais, plus précisément, tu utilises les mèmes. Tu veux nous expliquer ce choix particulier ?

C’est lié au fait que la communauté militante est surtout sur Internet et que j’ai rencontré pas mal de personnes militantes par le biais des groupes neurchis ; et ces groupes, c’est des mèmes : c’est leur signature. Comme je passe beaucoup de temps à communiquer par Internet avec des gens qui sont militants, le mème est un moyen de communiquer des idées et de rire. À la base, ça a commencé avec mes potes sur une conversation à dix. C’était un moyen de communiquer entre nous et de rire en créant de la cohésion en ayant les mêmes codes, les mêmes templates, les mêmes références. Le mème n’était pas une décision délibérée, c’est juste que ça avait du sens dans le milieu dans lequel j’étais.

Puisque l’humour des mèmes repose sur la maîtrise de codes – et tu l’as dis toi-même, d’ailleurs, qu’à l’origine c’était pour créer du lien avec tes potes, c’est-à-dire avec des gens avec qui tu avais déjà les mêmes référentiels culturels et sociaux – tu n’as pas peur que ça limite la propagation de ton message ?

C’est une question que je me pose régulièrement. Quand j’ai créé ma page, j’ai invité un maximum de monde à la rejoindre, dont pas mal de gens qui ne sont pas sur les neurchis mais qui sont des gens avec des convictions similaires aux mienne. Du coup, il y a plein de gens qui ont likéma page pour me soutenir : des amis de mon école, mes sœurs, etc. Et, il y a deux semaines, j’étais à un repas de famille avec mes sœur et elles m’ont dit qu’elles ne comprenaient pas mes mèmes en fait, alors qu’elles sont graves féministes, qu’elles connaissent bien ce qui est lié aux transidentités. Elles ont le background théorique, mais elles ne comprennent pas toutes les références. Je conçois qu’il y a un effet d’entre-soi, et c’est une question qui se pose beaucoup dans le militantisme de gauche, d’ailleurs : comme on fait pour rester accessible, pour ne pas avoir l’air d’une secte ?

Ce que tu dis, en gros, c’est que certaines personnes qui ont les mêmes idées que toi, tu peux les perdre sur la forme ?

C’est ça. La forme, le jargon, les abréviations, les termes qui n’existent que sur Internet, les anglicismes. C’est pour ça qu’à un moment je me suis mis à traduire mes mèmes quand ils étaient en anglais et que des fois je met un lexique. Mais parfois j’oublie ; et je me rends compte que ce sont souvent les mêmes personnes qui likent mes mèmes : ceux que je retrouve sur les groupes neurchis.

Féminisme, Adelphité et Anarchisme

Je repassais en revue les mèmes que tu avais fait avant l’interview. Dans certains, tu pousses un coup de gueule contre les personnes qui ne comprennent pas le sens de tes mèmes, l’ironie et le second degré, et qui t’accusent de ne pas savoir « mémer ». Tu leur réponds que le but de ta page n’est pas de faire de la pédagogie, mais de t’adresser à des gens qui partagent déjà la base de tes idées et qui ont aussi, pour certain·e·s , la « culture Internet » qui leur permet de comprendre tes mèmes.

Ça m’amène au concept d’adelphité que j’ai vu revenir dans tes mèmes : c’est un terme épicène qui veut dire « frères et sœurs ». Tes adelphes, ce sont les personnes à qui tu t’adresses quand tu fais un mème ?

Les personnes à qui je m’adresse, c’est plus large que juste mes adelphes. Mes adelphes ce sont les personnes opprimées qui vont bénéficier de mon soutien : pour ces personnes, cette page c’est un espace safe. L’adelphité dérive de la notion féministe de sororité, avec tout ce que ça implique de lien et de soutien. Par ce terme, je dis que cette page est un lieu où la parole de ceux qui ne sont pas entendus normalement sera privilégiée. Par contre, quand je fais mes mèmes, j’essaie de m’adresser à une communauté plus large. Bien sûr, je me rends compte que c’est un peu en contradiction avec l’opacité des termes et des références, et c’est une tension que je n’ai pas encore résolue. Je ne sais pas comment ça va évoluer à l’avenir. J’aimerais qu’il y ait un aspect d’apprentissage pour les gens qui voient mes mèmes et qui disent : « Ah tiens, elle parle de TERFs et de transphobie, c’est quoi ça ? » Que ça donne envie aux gens de se renseigner et que ça leur fasse découvrir des choses insoupçonnées, qu’ils ne voient pas forcément dans leur quotidien. En même temps, c’est pas une page de pédagogie féministe, dans le sens où ce n’est pas moi qui vais faire tout le taf de vulgarisation et d’explication, parce que je considère que je ne dois pas ce travail à qui que ce soit.

Comment est-ce que tu décrirais ton féminisme ? Il y a de nombreux courants et personne n’a vraiment la même définition, alors toi tu le définis comment ?

C’est vrai qu’on parle souvent du féminisme comme si c’était un bloc, alors que c’est hyper varié. Il y a énormément de courants, de traditions. Moi, je dis souvent que le féminisme que je défends est intersectionnel et inclusif. L’intersectionnalité fait référence aux principes de Kimberlé William Crenshaw, qui a été la première à parler d’intersection du sexisme avec d’autres oppressions : en gros mon féminisme prend en compte les différentes oppressions qu’une personne peut vivre dans sa vie. Je tiens quand-même à ne pas me présenter comme « féministe intersectionnel·le » : je soutiens un féminisme intersectionnel, parce que j’estime – et beaucoup de femmes racisées l’ont expliqué – que c’est un terme qui appartient à une tradition afro-américaine dans le féminisme et qu’il faut éviter de voler ce terme. Le féminisme que je défends prend aussi en compte le racisme, les LGBT+ phobies, la grossophobie, etc. Toutes les oppressions systémique qui ne sont pas réductibles au seul sexisme, ainsi que la question des classes sociales.

C’est là qu’on voit apparaître le lien avec le terme « anarchie » du titre de ta page. Pour toi, est ce que le féminisme peut être autre chose qu’anarchiste ?

Pour moi, non, c’est impossible. J’ai l’impression que celles qui essaient de défendre un féminisme qui ne serait pas dans le même temps anarchiste se prennent les pieds dans le tapis. Ça mène à une tension : si tu veux abolir un type de pouvoir comme le patriarcat, ça n’a pas de sens de vouloir défendre d’autres types de rapports de pouvoir oppressifs. Ça ne fonctionne pas. Je sais qu’il y a des personnes qui envisagent ça autrement : dans le féminisme libéral, pour abolir le patriarcat, le but est que les femmes accèdent à un statut similaire à celui des hommes, mais à l’intérieur d’une société dont les fondements patriarcaux ne sont pas remis en question. Pour elles, il n’y a pas de dissonance cognitive à défendre ça ; mais dès que je les entends, je me dis : « En fait la structure patriarcale existe justement pour t’empêcher d’accéder à ce même statut, donc c’est mort ! » Pour moi, c’est l’abolition des rapports de pouvoir et de domination qui est en jeu, donc ça n’a pas de sens d’avoir un féminisme qui ne serait pas anarchiste.

La deuxième partie de l’interview ici !

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