Note #21 Énergie et équité (1/2)

Ivan Illich (1926-2002) fut l’un des écrivains majeurs de la décroissance et de l’écologie politique. Critique radical de la société industrielle, il s’est attelé avec une série de quatre textes, à analyser les institutions de nos sociétés, leurs travers et leurs limites. A travers l’étude du système éducatif (« Une société sans école »), de la santé (« Némésis médicale »), et de l’énergie (« énergie et équité »), il développe une pensée, à la croisée de la sociologie et de la philosophie, qu’il nomme « La convivialité« , du nom de son ouvrage le plus célèbre.

Ivan Illich naît en 1926, dans une famille juive installée en Croatie. Le tumulte de la Seconde Guerre Mondiale et les lois antisémites font fuir la famille Illich en Italie, à Florence. Ayant fait ses études à l’université pontificale grégorienne de Rome, il se tourne logiquement vers la théologie et décide de devenir prêtre. Malgré une carrière dans l’église catholique toute tracée, Ivan Illich décide, en 1951, de quitter l’Italie pour les États-Unis, et demande un poste dans une paroisse portoricaine de New-York. C’est en dirigeant l’université catholique de Porto Rico qu’il entame la profonde réflexion sur l’école qui débouchera sur la publication, en 1971, d’ « Une société sans école ». Illich quittera les États-Unis en 1960, à la suite d’un différend sur des décisions politiques prises par la hiérarchie de l’Église auquel il appartient, pour partir découvrir l’Amérique du Sud. En 1961, il fondera à Cuernavaca le « centre pour la formation interculturelle », qui deviendra le « Centro Intercultural de Documentación » (CIDOC), dans lequel il enseignera de 1961 à 1976. Rompant avec l’église catholique, il décédera en 2002 d’une tumeur, qu’il a volontairement choisi de ne pas soigner, jugeant cette méthode de soin contre-productive.

La pensée d’Ivan Illich est fondamentale dans la critique des sociétés industrielles. Ses nombreux livres s’appuient sur le concept de convivialité et sur l’idée d’outil, et la manière d’utiliser ces derniers. Dans la philosophie d’Illich, est considéré comme un outil tout ce qui est mis au service d’une volonté, ou d’une fin. Cela peut être un objet (la voiture pour se déplacer ou les médicaments pour se soigner), comme une institution, l’École ou l’État. De base, ces outils ne sont ni bons ni mauvais, c’est la manière et l’omniprésence de ces outils dans la société qui est critiquable.

« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »

L’outil, le monopole radical et la contre-productivité

Selon Illich, il existe plusieurs stades d’utilisation d’un outil. Le premier est l’utilisation classique afin de résoudre un problème qui se pose à nous. L’outil nous grandit, nous permet d’être plus efficace. Or, plus nous utilisons et développons ces outils, plus notre dépendance à eux grandit, et plus leur impact sur le monde devient nocif, ce qu’Illich appelle La contre-productivité. Une fois le seuil critique d’utilisation dépassé arrive un stade qu’Illich nomme le monopole radical. Lorsqu’un outil semble particulièrement efficace, il s’installe souvent en situation de monopole, empêchant d’autres outils de répondre aux mêmes besoins, d’accomplir la même fonction.
Plus un outil s’instaure en situation de monopole, plus il devient un obstacle à sa propre finalité : la médecine moderne nuit à la santé, l’école n’instruit plus mais rend bêtement obéissant, les moyens de transport ralentissent le monde… Et plus il crée un fossé entre les populations riches et/ou savantes, pouvant utiliser les versions les plus développées de cet outil et les autres. De plus, cet outil, au lieu de satisfaire une demande, va multiplier les besoins et utilisera donc encore plus d’énergie, de temps et d’argent pour son fonctionnement.

« Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). »

La crise de l’énergie, une méthode de gouvernance

« Énergie et Équité » est un petit livre conçu par Ivan Illich comme une démonstration de ses thèses. Il est écrit en 1973, et s’intéresse à la question des déplacements, de leurs vitesses et de l’énergie utilisée pour eux. Illich ouvre son livre sur un constat assez sombre : aucune société, aucun Etat, qu’il soit riche ou pauvre, ne fait le choix de limiter de lui-même sa consommation d’énergie. Or, il postule que l’augmentation de la consommation d’énergie d’une société ne peut aller de pair avec une répartition équitable, et ne peut donc être favorable au progrès social. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti.

« En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés pour contourner parkings et aérodromes. »


Illich place ce seuil comme dépassant largement la consommation d’énergie des quatre cinquièmes de la planète et étant tout à la fois inférieur à la consommation moyenne d’un·e nord-américain·e. Or, une limite comme celle-ci n’est donc pas perceptible et envisageable ni pour l’un·e ni pour l’autre. Il faudrait donc que les plus pauvres abandonnent leurs espoirs d’accéder à ces puissances et que les plus riches y renoncent et prennent conscience qu’iels sont prisonnier·es d’un système mortifère.
A travers le nom « Crise de l’énergie », c’est tout un système social basé sur une production en hausse constante, un contrôle social fort et une volonté d’exporter son système en dehors de ses frontières qui est impliqué. Il ne sera possible de sortir de ce système que lorsque toute une population, consciente de l’enjeu, fixera un seuil de consommation d’énergie. Pour illustrer cela, Illich prend l’exemple de la circulation, exemple qu’il approfondira par la suite.
Selon une étude, les États-Unis utilisent 42 % de leur énergie totale pour les voitures (les fabriquer, les entretenir, les conduire…). Ils dépensent pour cela plus d’énergie que la Chine et l’Inde réunies, dont les populations sont cinq fois plus importantes. Parallèlement, en Amérique du Sud, la dépense d’énergie par tête est bien plus faible, mais une plus grande part d’énergie totale du pays passe dans les transports, au profit d’une petite minorité de personnes. Ce qui a pour effet direct de ralentir et de rendre plus pesant le transport et la vie du reste de la population.

Dans son analyse de la circulation, Illich différencie deux modes : Le transit  qui est un mode de locomotion basé sur l’énergie humaine, et le transport qui est un déplacement recourant à d’autres énergies (animale, mécanique…).
Le transport, et l’augmentation en vitesse et technologie de ce dernier devrait, en toute logique, augmenter l’efficacité du déplacement et le rayon d’action de l’usager·e tout en lui permettant de gagner du temps et de conserver l’autonomie acquise par le transit. Or, en allant plus vite, nous pouvons effectivement aller plus loin, ce qui augmente de fait le temps consacré au transport. A ce temps de transport s’ajoute le temps de réparation, d’entretien et le temps passé à travailler pour payer les dépenses qui en découlent (achat du véhicule, de l’assurance, de l’essence…). Si l’on rapporte ce temps à la vitesse moyenne de déplacement d’un nord-américain, nous constatons qu’il se déplace à une vitesse moyenne de 6 Km/h,vitesse à peine plus élevée que la marche à pied. Marche à pied qui nécessiterait moins de travail quotidien à fournir, et une dépense d’énergie bien plus faible.

« S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres ; Cela représente à peine six kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied en y consacrant non plus 28 %, mais seulement de 3 % à 8 % du budget temps social. »

Energie et équité, Ivan Illich
Arthaud Poche, Mai 2018

Cet article n’est que la première partie de la chronique consacrée au livre « Energie et équité » de Ivan Illich.
La deuxième est ici.
Le livre de Ivan Illich est disponible gratuitement en ligne, ici !

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