Un bestiaire de bouquinistes (Extrait 2)
Les éditions Tahin Party et Croatan s’associent à l’occasion de la future parution du livre Un bestiaire de bouquinistes, pour une série d’articles et d’extraits, qui seront publiés tout au long de l’été. Un bestiaire de bouquinistes, lui, sera disponible dans toutes les bonnes librairie dès le 11 Septembre.
Certain·es d’entre vous connaissent peut être Aaron Cometbus, musicien punk, éditeur de fanzines DIY incontournables et aujourd’hui bouquiniste. Dans Un bestiaire de bouquinistes, il emmène ses lecteur·ices à la découverte du milieu très particulier des bouquinistes New-Yorkais, barbus irritables et truculents dirigés par la douce folie que procure l’accumulation maladive de livres en tout genre.

Au premier chapitre, nous avons suivi les bouquinistes du centre-ville à une bourse aux livres, en envahisseurs des banlieues huppées de New York. Puis nous les avons rejoints lors d’une visite chez un collectionneur. Comme les bourses aux livres, les collectionneurs tendent à prospérer hors des centres urbains, là où les loyers sont moins élevés et où ils ont la place pour bâtir des pyramides en livres de poche ou des Taj Mahal en volumes reliés.
Mais que fait un bouquiniste entre une bourse aux livres et une visite chez un particulier ? Ici, pour une meilleure compréhension, il nous faut tracer une ligne. D’un côté, il y a le libraire qui prend son comptoir pour un lutrin, et tient conférence face à un public de chats et ses piles branlantes de stock en attente d’évaluation. De l’autre, il y a le colporteur de livres, nerveux, anxieux, affamé, qui ne peut rester immobile ou s’asseoir plus d’une seconde.
Les membres de cette dernière catégorie sont moins visibles et glorifiés, car ils ne possèdent pas de boutiques en dur. Les raisons ne sont pas uniquement économiques, comme on pourrait le supposer. On peut y inclure tout une gamme de causes : de leur féroce indépendance à leur tempérament farouche, de l’absence de moyens comme de citoyenneté américaine.
Ce sont de vrais outsiders de la vie économique américaine. S’ils doivent par aventure entrer dans une boutique, ils s’y faufilent comme des voleurs. Ils sont mal à l’aise avec les licences, les clients, les collecteurs d’impôt, les chaises. Ils restent constamment en mouvement, dans chacun des cinq districts. Les livres ne viennent pas à eux : ce sont eux qui vont les chercher sur place.
Un vendeur de textes religieux est repéré sur la passerelle de Lee Street. Le bouquiniste aux dents longues emballe son stock de commentaires sur la Torah et saute sur son brinquebalant destrier. Rapidement, un accord amical sinon bruyant est trouvé. Une visite chanceuse à un centre de récupération de Staten Island rapporte un lot complet d’éditions originales de John Cheever, toutes dédicacées par l’auteur à l’attention de son amante secrète. Aucune autre ville n’a de livres comparables à ceux de New York, et même si la compétition est sévère, un brin de chance et des nerfs solides font un bon limier à bouquins. À chaque endroit où des gens sont vus avec des livres sous le bras, il les arrête et demande : « Excusez- moi, mais où..? »
Pendant ce temps, le libraire continue à faire comme il a toujours fait et fera toujours, jusqu’à ce qu’avec maintes plaintes et lamentations, il doive fermer boutique. Il geint, expliquant que plus personne ne lit. Il feuillette avec flegme les piles de livres que lui proposent des personnes désespérées, et n’achète pour une fraction de leur valeur que les titres à la mode, les plus sûrs, ceux qui partiront vite de ses rayons. Il refuse le reste, ou alors le prend gratuitement pour le mettre dans ses bacs à un dollar. Son héros est Roger Miff lin, le charmant conteur dans The Haunted Bookshop.
Sauf exception, ce genre de libraire ne part pas en chasse. Les bourses sont trop cacophoniques et épuisantes pour sa constitution. Il quitte rarement son nid – sauf à quelques rares occasions pour faire une adresse7, mais jamais pour aller aux bric-à-brac, brocantes et vide-greniers. C’est le boulot des éclaireurs, une sous-catégorie suspecte et peu recommandable de marchands de livres.
Pour un gérant de librairie (« propriétaire » serait un terme trop vulgaire), ces personnages hauts en couleur ne sont qu’à un pas des clochards qui leur apportent des livres trouvés dans les poubelles. Mais sans eux, les librairies d’occasion seraient ennuyeuses à mourir, car le reste de leur stock est généralement banal. Les éclaireurs font le sale boulot, ils vont chercher les livres à la source et les revendent en se faisant une petite marge. Contrairement aux vendeurs en ligne et aux bouquinistes de rue, ils préfèrent gagner dix cents sur le moment plutôt que s’asseoir et attendre l’apparition d’un dollar.
Un bon éclaireur connaît les points forts de chaque libraire, mais aussi ses faiblesses. Celui-ci vend sa littérature à prix cassés, un autre sous-estime les livres d’art. L’éclaireur demande à être payé en bons d’échange – deux fois la valeur de ce qu’on lui propose en cash – et apporte chaque nouvelle trouvaille à la prochaine librairie sur sa route. En plus de l’aversion animale que ressent un libraire envers les trafiquants invétérés, il y a son irritation à savoir qu’un éclaireur tire profit de ses erreurs.
C’est la vieille guerre entre immigrants et propriétaires terriens, la tradition contre l’innovation, l’ancien contre le neuf. Cette dernière catégorie comprend les librairies d’occasion dont les livres semblent n’avoir jamais été lus.
Un bestiaire de bouquinistes, P. 25-27, Tahin Party, Septembre 2020
