En 1986, la loi Devaquet proposait de réformer les universités Françaises par leur mises en concurrence, et par une sélection des étudiants à l’entrée de l’université. En réaction à ce projet de loi, des étudiant.e.s s’organisent et manifestent leurs mécontentement durant les deux derniers mois de 1986. Entre attaque par les militants du GUD et répression des forces de l’ordre, le mouvement contre la loi Devaquet fut violent et aboutira à la mort d’un manifestant, Malik Oussekine, dans la nuit du 5 au 6 Décembre.
Ce mouvement, majoritairement porté par les étudiant.e.s et les lycéen.nes, fut rejoint par un groupe de lycéens de lycée professionnel, à l’appel des manifestant.e.s. Ces nouveaux arrivants, heureux d’être de la partie, étaient pourtant porteurs d’une parole légèrement différente, qu’ils firent entendre sur les murs, dans les slogans ou les tracts qu’ils écrivirent. «Etudiants, hier nous étions dans la rue avec vous mais autant vous le dire tout de suite, la réforme «2 paquets» on s’en fout !» ; «Aujourd’hui nous sommes dans la rue comme les étudiants. Mais pas exactement pour les mêmes raisons qu’eux. Ils se battent contre la sélection dans le cadre de l’université. Nous, nous nous battons contre la sélection de l’école, mais surtout contre la ségrégation sociale, contre la misère !»
La sélection, eux, ils l’ont déjà passés. Au dire des conseillers d’orientation, ils ont déjà échoués. Leur chemin est tout droit tracé vers la précarité, les travaux abrutissants, le quotidien morose. Aussi, ce n’est pas contre la loi Devaquet qu’ils s’insurgent, mais contre le système, contre ce monde, profitant de la première fenêtre ouverte pour s’échapper et vivre.
Et leur bataille à eux, ils l’ont déjà gagné. Bouger, faire un pas de coté, c’est déjà mettre en échec la politique d’individualisation, de fragmentation des classes. Se rencontrer, apprendre, agir, « l’amitié, la fraternité, l’activité » c’est déjà énorme.
NOUS CRITIQUONS !
ÉTUDIANTS, hier nous étions dans la rue avec vous mais autant vous le dire tout de suite, la réforme « 2 paquets » on s’en fout ! Pour nous la sélection a déjà joué, l’université nous est fermée, et nos CAP, nos BEP, nous mènent tout droit à l’usine après un petit tour à l’ANPE. Pour nous la critique de la loi « 2 baquets » est inutile.
Nous critiquons l’université ;
nous critiquons les étudiants.
Nous critiquons l’école.
Nous critiquons le travail.
L’école nous donne de mauvaises places, l’université vous donne des places médiocres.
ENSEMBLE CRITIQUONS-LES !
Mais ne nous dites pas : « Il faudra toujours des balayeurs, des ouvriers » ou alors allez-y les gars, ces places-là on vous les abandonne de bon cœur, ne vous gênez pas !
ON N’EST PAS PLUS BÊTES QUE VOUS, ON N’IRA PAS À L’USINE !
Si vous critiquez la loi « 2 laquais » qui ne fait qu’empirer une situation mauvaise, vous n’avez rien compris ! Du reste votre situation n’est pas de beaucoup meilleure que la nôtre. Une bonne partie d’entre vous (60 % paraît-il) abandonnera ses études avant le Deug ; et ces « mauvais étudiants » auront droit aux mêmes boulots subalternes et mal payés qui sont notre lot. Et quant aux « bons étudiants » qu’ils sachent que les places moyennes qu’ils auront (les bonnes c’est pas à l’université qu’on les trouve) ont beaucoup perdu de leur prestige et de leur pouvoir. Aujourd’hui un médecin n’est plus un « MONSIEUR », c’est un employé de la Sécu. Et qu’est-ce qu’un professeur, un avocat ? Il y en a tant…!
ÉTUDIANTS, si vous critiquez seulement la loi « 2 caquets » et pas l’université, vous vous battrez seuls et la loi passera d’un coup ou par petits bouts, VOUS L’AUREZ DANS L’CUL ! Et, si par hasard elle ne passait pas, alors tout serait comme avant et la moitié d’entre vous se retrouverait dans les bureaux, VOS usines aseptisées.
ÉTUDIANTS c’est vous qui êtes appelés à gérer cette société et nous à la produire. Mais si vous voulez seulement jouer les « apprentis Tapie », si vous voulez seulement gérer loyalement cette société et devenir à moindres frais, éducateurs, assistantes sociales, animateurs, inspecteurs du travail, cadres, sociologues, psychologues, journalistes, directeurs du personnel ; pour demain nous éduquer, nous assister, nous animer, nous inspecter, nous informer, nous diriger, nous faire bosser…
ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE
…
Mais si vous voulez, pour commencer, critiquer le système scolaire qui nous exclut, et vous abaisse, si vous voulez lutter avec nous, contre la ségrégation sociale, contre la misère, la vôtre et la nôtre, alors…
FRÈRES, AVEC NOUS
ON VOUS AIME !!!

Dans Vous ne pouvez rien faire contre nous, nous vous empêchons de vieillir, les éditions du commun ont regroupé quatre tracts écrits par ces Lascars du Lep électronique. Questionnant l’antagonisme de classe qui traverse la société Française de l’époque, ces tracts n’ont rien perdu de leur (in)pertinence. Aujourd’hui, les voix techniques et professionnalisantes sont, s’il est possible, encore moins reconnu par la société et la marginalisation de ses étudiants est encore plus grande. Pourtant, la majorité des étudiants en université n’auront pas, à la fin de leurs études, une place sociale plus enviable. Au mieux pourront-ils espérer surnager, atteindre le bas de la classe moyenne et régner sur l’armée des «Lascars » et autres déclassés, en devenant éducateur, directeur du personnel, cadre, inspecteur du travail…
Ce que pointe avec une grande justesse ces textes, c’est la structure du problème. « Maintenant on sait : ça n’était pas un problème personnel, individuel. C’est notre problème à tous ! En refusant passivement hier, activement aujourd’hui, l’école, c’est le travail et la vie de con qu’on nous a gentiment préparés que nous refusons ! » Et en tendant la main ainsi aux étudiant.e.s de l’université en lutte, c’est une prise de conscience de la similarité des conditions d’existences qu’espèrent ces lycéens.
Vous avez encore une (petite) chance de vous en sortir, la notre est passée, mais au fond, nous savons bien que la machine nous avalera toutes et tous.
PROFESSEURS, VOUS NOUS FAITES VIEILLIR !
Depuis le temps que vous vouliez qu’on se parle et qu’on se taisait, cette fois on va parler. On sait bien que pour la plupart d’entre vous vous voulez simplement nous aider. Chacun à votre manière, vous avez tout essayé. Vous avez été sévère, laxiste, patient, impatient, prévenant ou lointain ; vous avez réfléchi, discuté entre vous, avec nous, avec l’administration.
Vous nous avez dit tellement de choses, nous on disait rien ou si peu, on se taisait, on souriait. Vous nous disiez : chez moi ça rigole pas, on travaille, ou bien, ici on rigole mais on bosse, ou bien, si vous ne faites rien ne dérangez pas vos camarades qui eux… ou bien, faites un effort ! ou bien, Monsieur Untel vous croyez qu’au travail vous pourrez arriver en retard ? ou bien, ah c’est toi va t’asseoir, ou bien, répondez ? personne ne sait ? ou bien, en dix ans de carrière je n’ai jamais vu ça ! ou bien, si vous avez un problème passez me voir à la fin du cours, ou bien, allez-y posez des questions ! et aussi j’ai une fille de votre âge, on se tait quand je parle, Messieurs, prenez une feuille, répétez ce que je viens de dire, allez me chercher un billet, je vous préviens avec moi ça ne sera pas comme avec Monsieur Machin.
Et bien si ! c’est pareil, vous avez tout essayé ça n’a rien changé. Vous nous avez soutenus au conseil, vous avez vu nos parents, vous vous êtes dit : « Et si c’était mon fils », vous avez travaillé, recommencé, préparé des cours, des visites, des stages, des exposés, des sorties, on a bu des cafés ensemble, vous avez fait grève, vous avez gueulé, pleuré peut-être, ça n’a rien changé. Année après année, nous étions avalés par le laminoir social, les élèves que vous avez sauvés, vous les portez comme des décorations, elles sont méritées, quel boulot pour chacun d’eux ! Mais c’est pas possible pour tout le monde !
LE PROBLÈME C’ÉTAIT PAS NOUS, C’ÉTAIT PAS VOUS, C’EST TOUT LE RESTE !
Ces quatre textes sont saisissant de fraîcheur et de justesse. Loin du jargon militant et révolutionnaire habituel, le ton est léger, provocant, puissant. Il est d’autant plus jouissif qu’il vient déranger et rappelle avec quelle facilité le milieu militant ou étudiant s’enferme dans un élitisme de façade.
Un appel à penser en dehors de nos seuls luttes, et à unir les fronts contre le travail et ce monde qui nous enferme.
Les éditions du commun mettent leurs textes en licence Creative-commons, et en lecture libre sur leur site. Vous pouvez donc trouver Vous ne pouvez rien faire contre nous, nous vous empêchons de vieillir ici : Editions du commun

Vous ne pouvez rien faire contre nous, nous vous empêchons de vieillir,
Les lascars du LEP électronique, Paris, 1986
Les éditions du commun, 2020