Situation #9 Colères

Les files devant les magasins, la trouille organique de tous ces corps séparés

Je pense que ma colère est là pour remplacer une anxiété que je refuse de ressentir. Je n’en sors pas, elle reste tapie quoi qu’il arrive, vive et sourde à la fois. Colère fondamentale et colère politique face aux conséquences des décisions européennes, françaises, belges, face au refus de responsabilité des pouvoirs publics qui ont organisé la destruction des systèmes sociaux et de santé. Face aux appels aux dons et au bénévolat pour résoudre une situation empirée par le désengagement des gouvernements. C’est le peuple qui doit nourrir les laissés pour compte ; c’est le peuple qui doit payer pour que les hôpitaux dont les moyens ont été drastiquement écrasés par les volontés politiques d’austérité ; c’est le peuple qui doit confectionner gratuitement le matériel dont l’absence a été orchestrée par les mêmes. L’État s’est désintéressé de la population, a détruit brique par brique l’édifice de la sécurité sociale et du système de santé, a abandonné les plus précaires à un sort honteusement prévisible. La volonté ultra libérale et capitaliste a détricoté tout ce qui permettait aux plus fragiles de survivre. La volonté ultra libérale et capitaliste continue à favoriser les plus riches jusque dans ses plans de confinement.

Manif confiné

Rien ne change, tu t’en fous.

Tu te fous de savoir qui est propriétaire de la majorité des « commerces » ayant l’autorisation de sacrifier ses employés. Ces supermarchés appartenant pour la plupart à des multinationales ayant des filiales dans la grande distribution et l’agroalimentaire qui saignent à blanc les petits producteurs et éleveurs. Ces banques que l’État renfloue avec l’argent des impôts de ceux qui ont les moyen d’en payer mais pas ceux de les évader, qui vampirisent les petits épargnants et se gavent sur les crédits en rêvant de fonds de pension privés. Ces stations-services des conglomérats de néo-colonisateurs qui font fortune sur le dos de l’environnement et des ressources des pays du Sud. Ces pharmacies qui aujourd’hui sont détenues essentiellement par des chaînes employant des vendeurs plutôt que des professionnels de la santé. J’oubliais les marchands de journaux et autres bureaux de tabac dont la marge est ridicule par rapport aux prix publics de leurs marchandises hautement taxées ou uniquement distribuées par des multinationales hégémoniques. Pourquoi leur laisser la possibilité de les vendre quand d’aucuns les pensent superflues ? Pour les accises ; pour les dividendes de M. Lagardère ; pour la bourse des grandes fortunes qui détiennent la majorité écrasante des médias papier ; pour les jeux de hasard qui rapportent tant à la Française des jeux ; pour semer l’angoisse dans les foyers à coup de gros titres et de reportages exclusifs ; pour donner un espoir illusoire de gains ridicules.

Tu as du boulot, tu te fous de savoir que le chômage technique explose avec la fermeture des entreprises et des petits commerces. L’État profite de cette « crise sanitaire » pour revenir sur les acquis sociaux (heures de travail / heures supplémentaires / congés payés / jours de carence) et bientôt, il annoncera qu’il ne peut plus assurer le paiement des allocations chômage (pour lesquelles les travailleurs paient et dont les « obligations » sont déduites de leur salaire) pour cause de trop grand nombre de demandeurs d’emploi que les bureaux de l’ONEM ne peuvent plus prendre en charge par manque de personnel. Un million de chômeurs en plus, c’est pas possible à gérer. Alors on ne répond pas au téléphone. Et pourquoi pas un impôt de solidarité CO-VID19 ou un emprunt d’État dont profiteront surtout ceux qui ne paient pas d’impôts parce qu’ils ont trop d’argent. Les petits commerces vont bientôt devoir déclarer faillite pour être remplacés par les franchises des multinationales dont les usines sont délocalisées. Les rares débrouillards ne pourront bientôt plus utiliser l’argent liquide, le seul dont ils disposent, quand celui-ci sera interdit pour causes sanitaires.

Uberisation, contrats 0, déresponsabilité des pouvoirs publics, appels aux dons, au bénévolat, protection de l’évasion fiscale, propositions keynésiennes, reports, facilités de paiement, faillites annoncées, noyades à prévoir. L’argent de nos impôts pour soutenir les banques, l’argent de notre épargne pour soutenir l’économie, notre générosité pour pallier à l’irresponsabilité gouvernante, notre responsabilité pour protéger les nôtres, notre temps de travail pour fournir du matériel gratuit, nos invendus pour nourrir les plus pauvres, notre bénévolat pour distribuer l’impérissable et le consommable. Pas de New deal, pas de remise en question, pas de changement. On prend les mêmes, on recommence, on met en marche les machines à billets, on influe, on se fout des morts que ça peut provoquer. Castes, classes, inégalités exacerbées, toujours plus pauvre que soi, toujours pire, toujours moins bien, méprisable. Où sont les irresponsables ? Chez les boucs-émissaires, les nouvelles cibles de notre ire qui tourne en rond. Guillotiner l’inconscience plus que les puissants ; guillotiner l’ignorance plutôt que le profit. À qui profitent les crimes ? Jamais aux petits. Essentiels ou sacrifiables ? Discours creux. Explications oisives. Pouvoir spéciaux. Décrets ou ordonnances. Les « représentants » du peuple dorment paisiblement, sûrs de leur réélection. Les dominances se creusent. Les dominés paient, à tous les niveaux, à tous les titres : sacrifiables à merci, ils n’ont aucune valeur pour eux. Qui protège qui ? L’entre soi, le cumul, la protection dans tous ses sens, les laquais, les vils serviteurs qui libèrent les bas instincts. Les zélateurs de l’ordre moral.

Dénonce ton voisin qui fait du bruit en nourrissant les siens. Dénonce le pauvre qui ne peut monter qu’un seul sac de courses à la fois jusqu’à sa mansarde au cinquième étage. Dénonce les SDF qui boivent de la bière et vivent dans une réalité parallèle que nous refusons de voir. Va tester tes produits pharmaceutiques en Afrique sans jamais cesser de piller les ressources. Pour notre confort. Pour la santé de tous.

Reste à ta fenêtre avec tes jumelles et ton flingue. Tire sur ces irresponsables qui de toute façon sont moins bien que toi qui n’embrasse plus ta moitié de peur de te contaminer. Offre volontairement tes données, ton identité et tous tes vilains petits secrets, tu n’as rien à cacher. Et puis ça peut sauver des vies. Suit le chemin de l’abattoir des libertés des autres, elles empiètent sur ton besoin de contrôler ton voisin. Fais sonner tes casseroles au coin de la rue pour montrer la supériorité de ta solidarité. Appelle les flics quand celui-là promène sa tortue pour échapper au sordide de sa chambre de bonne. Achète la tranquillité de ta conscience à coups de dons et de commisération. Chacun doit faire sa part. Sauf Amazon et nos immigrés fiscaux. Il faut participer à l’effort collectif.

Dénonce le mec d’en face qui travaille au noir pour manger, tu sais, le Polonais qui venait réparer tes chiottes quand elles étaient cassées. Critique, appelle au meurtre de ce joggeur maniaque, de cette femme qui sort tous les jours faire les courses de sa coloc, de cette famille qui se promène au soleil même si elle respecte les distances. Apprend à faire ton pain, tes yaourts, ton potager sur ton balcon. Télécharge tous les livres, les vidéos, les tutoriels, les activités pour tes enfants que tu aimerais tant envoyer ailleurs. Partage la 17ème image de ton téléphone. Apprend à utiliser Zoom ou Jitsi ou Riot, branche ta webcam, fait un direct sur Instagram, organise un apéro, un petit-déjeuner, un jeu de rôles virtuel. Indigne-toi quand ton ami critique les puissants ou le capitalisme. Ce n’est pas le moment de changer les choses. Il faut être solidaire et discipliné. On ne va tout de même pas semer le chaos, on a mieux à faire. Ils font ce qu’ils peuvent pour nous PROTEGER. Il faut être responsable. Responsable de la santé de tous, du budget des hôpitaux, des distributions de repas, de la fourniture de matériel au personnel soignant, de la surveillance du pâté de maison. Chaque appartement, chaque maison se doit d’avoir son ministre du budget/de la santé/de l’économie/de la consommation/ de l’intérieur. C’est normal que tu entendes des voix. Tu leur réponds ?

Discipline et responsabilité. La reine Mathilde lit des histoires aux enfants. La princesse Elisabeth a rejoint ses parents. Maggi ne sera pas inquiétée, ce n’est pas le moment, ce ne sera jamais le moment. Pour la santé de tous, pour nous protéger.

Il faut gérer en « bon père de famille » et accepter le joug des irresponsables, coupables de l’ampleur de la situation ; des incapables garants de l’ordre, de la morale et de l’argent – pour les banques, pour les entreprises, pour l’économie, pour les malheureux propriétaires de résidences secondaires qui ne peuvent pas en profiter pendant les VACANCES ; des profiteurs qui multiplient salaires et mandats pour ne respecter ni les lois ni la constitution ni même le bon sens sinon celui de classe.

Discipline et responsabilité, sauf envers ton voisin, sauf envers le SDF du coin. Ah, tiens, la femme voilée avec son masque qui l’a fait ressembler à une burkamobile, elle ne te dérange plus, hein ? Elle te rassure même. D’ailleurs, elle sait coudre, non ? Comme ta vieille copine. Pourquoi n’est-elle pas en train de fabriquer des masques pour les courageux, les sacrifiés. Tu sais, ces gens à qui tu n’adressais pas la parole avant. Ils sont braves mais sans doute dangereux. Y a-t-il une clause dans la copropriété qui te permettrait de la forcer à déménager ? Comme l’infirmière de la semaine dernière, le médecin et le pompier d’hier, que tu respectais quand même un peu. Mais la caissière ? Le marchand de journaux ? Le magasinier ? Le livreur qui a perdu le fil de ses cours à l’université à force de coups de pédale ? Faudrait pas qu’ils la ramènent. S’ils tombent, cent autres sont prêts à prendre la relève. La chair à COVID vaut-elle la chair à canon ? Les héros d’aujourd’hui n’auront pas de médaille et redeviendront invisibles dès demain.

Demain ne sera pas différent ? Tu en sèmes les graines d’obéissance. Penser c’est déjà désobéir. De toute façon, tu t’en fous. Tu ne poses pas de question.

Sara DOKE, Autrice, traductrice militante déter et vénèr

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