Prostituées, histoire d’une mobilisation
En 1990, le SIDA fait des ravages en France et ailleurs, et touche des milieux très différents.
Grâce aux efforts d’associations telles que Act-up ou AIDES, une prise de conscience du danger du SIDA se fit, notamment dans les milieux gays ou toxicomanes. Mais les prostituées, éternelles oubliées de l’Histoire, furent elles aussi en 1ère ligne face à l’épidémie.
« Le bus des femmes, prostituées, histoire d’une mobilisation » est un document important pour comprendre les tenants et aboutissants d’une lutte, par les paroles et écrits de celles qui la menèrent.
LA LUTTE DES PUTES
C’est en 1975, à Lyon, que les prostituées se réunirent pour la première fois, afin de tenter de faire apparaître une parole collective sur un métier alors honteux et stigmatisé. Pour protester contre la répression policière, une soixantaine d’entre elles occupèrent l’église Saint-Nizier, soutenues par des groupes féministes telles que le MLF (mouvement de libération des femmes) ou encore « Le nid » (association de réinsertion sociale). Le mouvement et ses alliées trouvèrent des positions communes contre la répression, mais une dissension importante se fit sur la question du statut des travailleuses et de la prostitution elle-même.
Pour leurs alliées féministes, la prostituée est esclave et doit sortir de la prostitution, activité dégradante, afin de lutter pour des droits et une vie digne. Cette position, encore utilisée aujourd’hui, est celle du mouvement pour l’abolition de la prostitution, dit abolitionniste.
Pour les prostituées cependant, bien que courte, la mobilisation de 1975 fut un déclencheur : « On a le droit de se révolter, on est des femmes comme les autres. » Le droit de se révolter, d’être protégée, d’avoir un suivi médical, d’être respectée, l’application du droit commun pour toutes…
Ce furent un ensemble de revendications communes qui fleurirent des suites de cette première mobilisation.
La peur du SIDA, durant les années 1980, comme la peur de tous nouveaux dangers, fut l’occasion de trouver des boucs émissaires à accuser de ce fléau. Les prostituées furent taxées de « réservoir à SIDA », de propager l’épidémie, etc …
Des chercheur·euses, notamment de l’agence française de lutte contre le SIDA ou de l’organisation mondiale de la santé firent quelques enquêtes auprès des travailleuses du sexe, notamment de la rue Saint-Denis où de nombreuses femmes travaillent. Mais ces recherches, menées par des personnes extérieurs et de manière maladroite furent mal accueillies, et la rue Saint-Denis resta muette.

Ecouter les paroles des femmes : la recherche-action
C’est en 1989, lors d’une réunion de prévention organisée par les prostituées elles-mêmes que s’organisera une nouvelle enquête sur la prostitution et ses risques.
Lydia Braggiotti, présente à cette réunion, est une militante de la lutte contre le SIDA et contre l’exclusion. Par ses habitudes militantes et sa connaissance du SIDA, elle est une personne toute désignée pour mener cette enquête. Une autre militante se joindra à elle : Anne Coppel, sociologue et militante féministe, travaillant notamment sur l’usage des drogues et la politique de réduction des risques.
Pour cette enquête, elles optent collectivement pour la forme de la recherche-action, une méthode participative développée par les sociologues de l’école de Chicago. Le principe d’une recherche-action est de parvenir à une meilleure compréhension d’une situation problématique donnée, puis de contribuer à la résolution du problème social étudié, en impliquant les personnes sujettes dans la recherche. Pour cela, il est nécessaire d’écouter, d’apprendre à connaître, et de vivre les expériences des personnes sujettes de l’enquête.
« Je ne te demande pas de faire une enquête, l’enquête, on va la faire avec les femmes. Ce que je te demande, c’est une méthodologie pour mener une recherche-action, et je veux que la méthode soit rigoureuse, que les résultats ne puissent être contestés. »
Lydia Braggiotti à Anne Coppel
La recherche est en grande partie centrée sur la rue Saint-Denis. Cette rue est un lieu historique de la prostitution depuis le Moyen-Âge et il y règne un fort esprit de corporation. Les femmes se connaissent, se soutiennent et décident collectivement de règles pour améliorer leurs conditions de travail.
Dans la rue Saint-Denis, le port du préservatif fut par exemple imposé bien avant le SIDA, afin de minimiser les risques pour toutes. Collectivement, il est bien plus facile d’imposer cela aux clients, même récalcitrants.
Afin de recueillir les paroles des prostituées, des cahiers circulent de main en main dans la rue Saint-Denis, pour que chaque travailleuse du sexe puisse parler de ses conditions de travail et de ses revendications. Cette forme écrite est en soi un formidable outil de « conquête collective de leurs droits » et de déconstruction des très nombreux préjugés qui pèsent sur « le plus vieux métier du monde ». Des personnes relais, connaissant les différents milieux de la rue et de la prostitution, furent choisis pour porter ces cahiers et les diffuser.
Dans ce livre publié aux éditions Anamosa se trouvent seize lettres sur les cinquante de la recherche initiale. Reproduites à l’identique et assorties d’un léger contexte et/ou d’analyse, elles permettent d’entendre sans filtre ce que ces femmes ont à dire. Les éditer ainsi, et non les paraphraser ou les décortiquer pour s’accaparer une parole, c’est garder leurs voix intactes et considérer que ces femmes sont aptes à s’exprimer par elles-mêmes, une position respectueuse et émancipatrice, tant au niveau universitaire qu’au niveau militant.

La CONQUÊTE des droits, une lutte collective
Parallèlement à ces cahiers, une enquête épidémiologique fut menée sur cent-quatre-vingt-neuf femmes, dont cent quarante-huit de la rue Saint-Denis et quarante-et-une venant des portes de Paris. Les questions portaient sur l’utilisation du préservatif, sur la fréquence des dépistages des MST, sur l’accès aux soins…
Il en ressort que soixante-quinze pour cent de ces femmes n’ont pas de couverture sociale, qu’une grande majorité d’entre elles ont souffert d’un problème gynécologique mais aussi que la plupart (soixante-quinze pour cent) aurait déjà fait un test VIH et quarante-cinq pour cent des tests MST régulièrement. Les prostituées sont donc bien conscientes des risques pour leur santé et paient elles-mêmes, dès qu’elles sont en mesure de le faire.
L’enquête montre aussi la nette dégradation de la sécurité et des conditions sanitaires et de travail lorsque l’on s’éloigne de la rue Saint-Denis. En effet, aux portes de Paris, les femmes sont bien plus précaires, le taux de personnes étrangères ou toxicomanes augmente alors que la solidarité entre les travailleuses diminue. Les femmes travaillant hors de la rue Saint-Denis sont aussi plus jeunes et leur situation familiale sont souvent plus compliqués.
« Je travaille sur les Champs-Elysées et je fais de la marche, il y a beaucoup de prostituées surtout des étrangères qui n’utilisent pas de préservatifs. Depuis que j’ai eu un gonocoque, j’essaie de les mettre mais on a affaire à des clients étrangers du Golf et les vieux riches veulent pas. »
Lettre de Nadia
En lisant ces lettres, il est frappant de voir à quel point la question du préservatif est importante. Presque toutes les lettres le mentionnent, et toutes sont unanimes : « Le préservatif est obligatoire ». Nombreuses sont aussi celles qui précisent qu’en faisant attention à leur santé et celle de leurs clients, elles perdent de nombreux clients qui refusent le préservatif, et donc de l’argent.
Une autre des revendications communes à de nombreuses prostituées est celle de la professionnalisation de la prostitution. Considérer le travail du sexe comme un « vrai travail » signifierait pour les prostituées payer des impôts à l’État, ce que la plupart des lettres demandent, et en contre-partie cotiser à la sécurité sociale, pour le chômage et la retraite, pouvoir éventuellement bénéficier de consultations ou de matériel de santé « gratuitement »…
« En cas d’hospitalisation, pouvoir être remboursée c.a.d la professionnalisation de la prostitution à condition de respecter le port du préservatif. Distribution de préservatif gratuit pour les prostituées toxicos ou toutes autres qui en exprimerait le désir. Peur des revendeurs à la sauvette, trop de mauvais préservatif… »
Lettre d’Ingrid
Toutes ces lettres portent de fait une grande revendication : « Nous ne voulons plus être en marge, nous voulons le droit de vivre comme les autres femmes, comme les autres citoyens. » Avoir le droit de fonder une famille, de vivre avec l’homme que l’on aime sans qu’il soit taxé de proxénète, revendiquer le droit de se prostituer par choix… Sans nier le fait que de nombreuses femmes subissent et sont victimes de la prostitution, cette enquête montre que de nombreuses femmes pratiquent le travail du sexe comme un métier, avec ses contraintes mais de manière pleinement assumée.
Le bus des femmes

histoire d’une mobilisation
Anne Coppel, Malika Amaouche, Lydia Braggiotti et toutes les femmes ayant participées à l’enquête.
Le bus des femmes, qui donne son nom au livre, est une association crée des suites de cette recherche action, notamment par Lydia Braggioti. Centrée sur la lutte contre le VIH et pour de meilleurs conditions de travail pour les prostituées, l’association existe toujours aujourd’hui, 30 ans après sa création. Avec un magnifique bus londonien aménagé, les militantes sillonnaient Paris pour rencontrer et aider les prostituées. Dans ce bus, des salles permettaient de recevoir des clients, et d’autres permettaient aux femmes de rencontrer du personnel médical et de se reposer.
« Le bus des femmes » est un splendide exemple d’une lutte collective et d’une réflexion communautaire, débouchant sur un moyen concret de solidarité. Ce que nous raconte ce livre, par ses témoignages et ses lettres, forme une page d’histoire encore pleine d’actualité et d’enseignement, tant sur le travail du sexe que sur la notion d’entraide.
Article de grande qualité. Merci de ce partage.
J’aimeJ’aime