« Dix questions sur l’anarchisme » est un texte court écrit par Guillaume Davranche, et publié en Janvier 2020 aux éditions Libertalia. Il est le fruit d’une proposition des éditeur·ices à l’auteur d’écrire un livre de vulgarisation, synthétique et peu coûteux pour le lecteur, afin de rendre accessible au grand public l’histoire et la pensée anarchiste.
Dans la littérature libertaire, nombreuses furent les tentatives d’écrire une introduction ou une histoire des tendances et des philosophies anarchistes. On peut citer « Ni dieu ni maître » de Daniel Guérin, « Petit lexique philosophique de l’anarchisme » de Daniel Colson, ou encore « L’anarchie expliquée à mon père » de Francis Dupuis-Deri.
Quand souvent ces livres tentent (et échouent) d’être courts et faciles d’accès, « Dix questions sur l’anarchisme » réussit le pari haut la main. Guillaume Davranche, dès les premières pages, déjoue ces pièges de l’encyclopédisme en définissant son projet et ses limites.
Primo, je ne voulais pas que ce livre porte l’estampille d’une organisation particulière, avec des sources univoques. Secundo, je souhaitais sortir des sentiers battus de la muséographie classique, avec compilation de textes canoniques, galerie de belles barbes sépia et geste héroïque de l’anarchisme. Tertio, je devais me garder de la déviance historienne – trop courante à l’extrême gauche -qui croit dire la vérité présente d’un courant politique en disséquant son passé. Quarto, je voulais éviter l’encyclopédisme qui oblige, de peur de n’être pas exhaustif, à répertorier toute les inventions doctrinales même les plus marginales […] et détourne de l’essentiel.
Une des réactions qui nous est venue tout au long de la lecture de ce livre est qu’il ne nous semblait pas représenter la totalité du mouvement anarchiste contemporain. Le courant autonome, par exemple, n’y est que très peu cité, ainsi que le milieu des squats et des ZADs, qui ont pourtant redonné à la pensée anarchiste une vigueur nouvelle.
Pour apprécier pleinement ce livre, il faut prendre au mot son auteur lorsqu’il dit « Ce livre se concentre donc sur les fondamentaux idéologiques de l’anarchisme, ceux qui constituent son centre de gravité, fondent son unicité » . Et son unicité ici, c’est le communisme libertaire : une société égalitaire ou chacun·e est libre de travailler et de consommer comme il l’entend, fonctionnant sans gouvernement.
Ce texte étant, par sa forme, synthétique et neutre, il est relativement difficile d’en écrire une critique. Nous tenterons dans cet article d’évoquer les (nombreux) points intéressants, et vous invitons fortement à regarder l’ouvrage de plus près.
Une histoire de l’anarchisme
Dans son premier chapitre, l’auteur nous brosse une rapide histoire de l’anarchisme. Comme il le remarque assez justement, il est possible de trouver une pensée anti-autoritaire et non-conformiste de tout temps. Rabelais, Diogène, Villon, pourraient être « annexables a postériori » . Est-il anarchiste, celui qui vit et pense avant la création d’une philosophie anarchiste ? Une vaste question que l’auteur choisit, à juste titre, de dépasser.
En 1864 est fondée à Londres l’AIT, l’Association Internationale des Travailleurs. Première organisation internationale des ouvriers, c’est grâce à elle et aux débats qui l’agitent en interne que se préciseront les grandes lignes politiques des différents courants socialistes. En 1872, essoufflée par la défaite de la Commune de Paris, l’AIT se divise sur l’attitude à avoir vis-vis de l’État. D’un coté les « marxistes », favorables à l’action parlementaire, de l’autre les « bakouninistes », dit antiautoritaires, militants pour la révolution sociale.
De cette scission découlera l’internationale antiautoritaire, aussi appelé Fédération Jurassienne, car réfugiée en Suisse, à Saint-Imier. Elle sera composé des révolutionnaires les plus dynamiques du mouvement : Cafiero, Kropotkine, Elisée Reclus…
Là est le point de départ du mouvement anarchiste, tant au niveau théorique (naissance du communisme anarchiste, adoption du principe d’abolition de toute forme de gouvernement…) qu’au niveau de la dénomination de ses militants.
L’économie anarchiste
Dans les images d’Épinal de la pensée anarchiste, rares sont celles concernant l’économie. Et pourtant une grande partie de cette doctrine se situe dans des concepts qui y sont étroitement liés. L’anti-capitalisme, bien évidemment, mais aussi le communisme au sens premier du terme, avec la phrase « A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens ».
Le rapport au travail, et donc à l’économie, est lui aussi fondamental.
Tout type de société nécessite un certain nombre de taches indispensables à son bon fonctionnement : gestion, production, aménagement… Toutes ces actions quotidiennes représentent une somme de travail, pour beaucoup incompressible. Dans une société anarchiste, bien que diminué, le travail reste présent…
Mais dans la conception anarchiste, il incombe aux travailleur·euses de transformer en profondeur leurs pratiques et outils de production afin de les émanciper du capitalisme.
Il importe aussi de décider d’objectifs de production, fixés par la fédération de communes autonomes, en cohérence avec les besoins de la population, la capacité de production et les capacités de la biosphère.
La conception de l’économie dans une perspective anarchiste doit fondamentalement être écologique, afin que l’humanité ne continue pas la lancée mortifère de l’industrie et du capital.
En revalorisant les métiers qui impliquent un surcroît d’effort, une économie autogestionnaire abolirait ce paradoxe inhérent au capitalisme, qui veut que les travaux les plus pénibles y soient aussi les plus mal payés et les moins estimés. Paysan, égoutier, boulangère, éboueurs, aide-soignante, ouvrière et ouvrier, magasinier… Le communisme libertaire leur rendra enfin justice.
La société anarchiste
De cette perspective autogestionnaire, d’un point de vue économique, découle logiquement une réflexion sur le projet démocratique d’une société anarchiste. C’est une chose (déja loin d’être évidente) de supprimer l’État, encore faut-il pouvoir proposer une autre forme de société ensuite. À cela, les anarchistes proposent un principe de fédération « structurée de bas en haut, de la périphérie vers le centre ». Des communes, à taille humaine, autonomes dans leurs décisions mais reliées entre elles par des discussions, des échanges de denrées et de culture, des projets communs.
Dans un ensemble humain de la taille d’une commune (collectif, entreprise, village, quartier…) il est possible d’impliquer toute personne désireuse dans la gestion quotidienne de la société. Le problème se pose lorsque l’on passe à une autre échelle, celle d’une ville, d’une région ou d’un pays. C’est pour préserver cette échelle locale et pouvoir dans le même temps construire une société plus vaste que ce principe de fédération fut pensé. Entre les différents niveaux d’organisation, une multitude d’échanges, d’allers-retours, de discussions, se tiennent, permettant aux délégués des communes de faire entendre la voix de toutes et tous.
Bien que théorisées par de nombreux·ses penseur·euses, les tentatives d’élaborer des sociétés libertaires sont très rares. La Commune de Paris, la révolution espagnole, la commune de Shinmin en Corée, la révolution Ukrainienne, tous ces moments-clés de l’histoire libertaire furent en général écrasés dans le sang par les pouvoirs en place.
L’anarchisme, une société égalitaire et écologiste
Guillaume Davranche insiste régulièrement sur l’approche féministe et écologiste de la pensée anarchiste, en y consacrant notamment deux chapitres de son livre. Il est évident que l’anarchisme aujourd’hui est intrinsèquement opposé à toutes les dominations, et prête une attention toute particulière aux pensées féministes, écologistes et antiracistes. Cependant, comme le souligne l’auteur, au fil des époques, les positions anarchistes ne furent pas aussi simples.
L’anarchisme, dans ses débuts, bien que considérant l’humanité comme étant partie intégrante de la nature, était bien peu préoccupé par l’écologie. Les premières théories partirent du postulat que nos sociétés étaient des « sociétés d’abondance », aux ressources illimitées.
En ce cas, limiter la production et donc la consommation ne va effectivement pas de soi. Il faudra attendre les années 1970 et la prise de conscience globale de la crise écologique pour que l’anarchisme intègre de manière systématique la perspective écologique dans sa pensée.
Cependant, de nombreux·ses militant·es libertaires, bien avant cette prise de conscience, luttèrent pour une « société décroissante ». Enrayer la surproduction, repenser nos échanges, nos consommations, nos modes de vie, favoriser l’entraide contre la compétition, refuser les « Grands projets inutiles et imposés » par le capitalisme et son monde… De par toutes ces pratiques et bien d’autres, l’anarchisme est une pensée écologique et consciente des immenses dégâts que l’humanité fait subir à la biosphère.
De la même manière, l’anarchisme a toujours théorisé le féminisme, parfois de manière cohérente et émancipatrice, parfois de manière relativement rétrograde. S’il est vrai que Proudhon était fondamentalement misogyne, sa pensée ne reflète pas les positions du mouvement libertaire. Son sexisme lui fut d’ailleurs violemment reprochée au profit de la vision de Bakounine :« L’égalité de l’homme et de la femme dans tous les droits politiques et sociaux ».
Au cours de son histoire, la pensée féministe fut portée dans les milieux anarchistes par de nombreuses militantes (Louise Michel, mais aussi et surtout Voltairine de Cleyre, Emma Goldman, Kate Austin…) qui se heurtèrent parfois à de violentes réactions de la part de leur propre camp. En exemple, l’épineuse question de l’accès au vote pour les femmes, quand la pensée et le milieu anarchiste, très majoritairement masculin, étaient en croisade contre la « mascarade électorale ». Comme pour l’écologie, les années 1970 furent une prise de conscience de la domination systémique du patriarcat et de la nécessité de le combattre au quotidien. Et comme pour l’écologie, de manière plus ou moins marginale selon les époques, la pensée et les luttes féministes furent mises en pratique par les anarchistes : l’union libre pour lutter contre l’aliénation du mariage, l’accès et la diffusion des contraceptifs, l’indépendance financière et morale des femmes, les tentatives d’analyse des pratiques quotidiennes et militantes, en non-mixité ou non…
Kropotkine, donnant sa lecture de l’oeuvre de Darwin, écrivait : » Quels sont les mieux adaptés : ceux qui sont continuellement en guerre les uns avec les autres, ou ceux qui se soutiennent les uns les autres ? » Ce sont, répondait-il, « les animaux qui ont acquis des habitudes d’entraide. Ils ont plus de chances de survivre et ils atteignent, dans leurs classes respectives, le plus haut développement d’intelligence et d’organisation physique. »
Une pensée en permanente évolution
L’anarchisme est une pensée complexe, avec des mouvances et des modes d’organisation différents selon les lieux et les époques. Dans « Dix questions sur l’anarchisme » sont présentés un certain nombre de courants anarchistes et de stratégies associées, allant du plateformisme de Makhno à l’anarcho-syndicalisme. Ces chapitres, montrant rapidement les grands axes des différentes propositions anarchistes, ainsi que les figures et les périodes historiques qui les virent s’accomplir, sont révélateur d’une pensée en perpétuelle évolution. En connaître les fondamentaux permet aujourd’hui de discerner les débats et les orientations des différentes branches anarchistes.

Guillaume Davranche,
Edition Libertalia,
Janvier 2020
« Dix questions sur l’anarchisme » est un excellent livre de vulgarisation, précis, efficace et capable de donner à toute personne le lisant le goût et les prérequis nécessaire pour se plonger dans les textes de référence. A lire pour découvrir ou pour offrir !