Note #14 TAZ

TAZ, Temporary Autonomous Zone, Zone autonome temporaire.


Il est difficile de définir ce qu’est une TAZ car même son auteur, le poète et militant Hakim Bey, s’interdit de trop les décrire, afin de ne pas brider les imaginaires. Il se contente, selon ses dires, de tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires. Inspiré par les utopies pirates (tels la fabuleuse Libertalia, ou la république de Salé) et la romantisation du mode de vie de ces derniers, la TAZ est une théorie politique du réseau, dont le but est de créer des zones libérées des influences étatiques dans une durée plus ou moins courte.

La TAZ émerge originellement d’une critique de la révolution millénariste, du Grand Soir tant attendu. Elle est une proposition de tactique et d’expérimentation, et a pour vocation de s’ajouter à de nombreuses autres tactiques déjà en application. Son idée fondamentale est qu’il nous faut conserver, cultiver et créer de nouvelles zones sombres, de nouveaux lieux hors de tout contrôles, qu’ils soient physiques, virtuels ou mentaux.

Hakim Bey puise, pour écrire autant à la source de la théorie politique et des luttes sociales qu’à celles de la poésie, du mysticisme et de la philosophie.
Il est aujourd’hui fort probable que derrière ce nom se cache Peter Lamborn Wilson, écrivain ayant vécu plusieurs années en Inde, au Népal, au Pakistan, en Afghanistan et en Iran ; et dont la pensée mêle théorie situationniste et mystique orientale. Mais il est aussi avéré que de nombreux textes signés Hakim Bey furent écrits de par le monde par des individus n’ayant pas, ou peu de lien entre eux ; comme le collectif d’artistes et d’activistes réunis sous le pseudonyme de Luther Blisset, ou d’autres auteurs à tendance anarchiste. Qu’en est-il exactement ? Nous pouvons facilement supposer que ce flou sur la biographie réelle de l’auteur est assumé, destiné à brouiller les pistes et à rajouter à l’aspect mystico-philosophique de son livre majeur, TAZ, publié en 1991.

« La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’état, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination), puis se dissout, avant que l’état ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. »

Selon Hakim Bey, nous vivons à une époque où chaque Terra incognita a été découverte, chaque frontière réputée indépassable a été franchie. La cartographie étatique et militaire domine et s’introduit partout. Or, c’est dans l’ombre et dans les zones d’inconnu que fleurissent les utopies et les expérimentations sociales. Mais cette cartographie mondiale parfaite n’est qu’une théorie, et il subsistent encore quelques uns de ces endroits cachés, dans les replis du monde.
Hakim Bey nomme « psychotopologie » l’art du sourcier de ces zones d’ombres, car selon lui seul l’esprit humain possède la complexité nécessaire à la modélisation d’une carte alternative du monde, répertoriant ces plis du paysage.
Une de ces zones d’ombres qui intéressent particulièrement Hakim Bey est ce qu’il nomme « Web ». Non pas Web comme nous le connaissons aujourd’hui avec Internet, mais bien au sens de Toile, Réseau. Un ensemble mouvant de lieux ou d’utopies interconnectées, en réseau. Il définit, dans sa démonstration, trois termes : Le « net » qui serait « la totalité des transferts d’informations et de communications« , ensemble gigantesque avec ses zones accessibles à toutes et tous et ses services et données restreintes et réservées aux élites. Le « web » qui serait la « toile d’araignée tissée dans les interstices et les failles du net« , un réseau non hiérarchique, horizontal et ouvert. Et le « contre-net« , vu comme « l’usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage de données et autres formes de parasitages« . Ce « web » peut être informatique, mais aussi oral par le biais des radios-pirates, ou écrit sous formes de fanzines… Et tous ces outils sont autant de pas en plus vers l’instauration d’une TAZ, une zone hors du contrôle de l’État, dans un temps et un espace donné, permettant d’expérimenter des utopies.

« La TAZ est en accord avec les hackers puisqu’elle veut devenir – en partie – par le Net, et même par la médiation du Net. Mais elle est également proche des Verts puisqu’elle entend préserver une intense conscience du soi comme corps et n’éprouve que révulsion pour la Cybergnose, cette tentative de transcendance du corps par l’instantanéité et la simulation. La TAZ tend à voir cette dichotomie Techno/anti-Techno comme trompeuse, comme la plupart des dichotomies, où les oppositions apparentes s’avèrent être des falsifications ou même des hallucinations sémantiques. Ceci pour dire que la TAZ veut vivre dans ce monde, et non dans l’idée de quelqu’autre monde visionnaire, né d’une fausse unification (tout vert ou tout métal) qui n’est peut être qu’un autre rêve jamais réalisé (ou comme disait Alice: «Confiture hier, confiture demain, mais jamais confiture aujourd’hui.»). »

le soulèvement comme « expérience maximale »

La TAZ est fondamentalement une notion joyeuse. Elle existe dans les moments d’insurrection, et disparaît avec l’instauration d’un régime révolutionnaire car elle ne vit que dans l’instable. Hakim Bey, appuyant ses propos par des analyses de Fourier et d’Andrew, démontre qu’elle existe aussi dans les moments de fêtes et de convivialité et que sa simple mise en place est déjà un acte révolutionnaire contre une société normative. La fête est l’existence d’un moment de spontanéité, ouvert à l’autre et dans un but commun : celui de réaliser les désirs mutuels ; « L’entraide mutuelle » de Kropotkine ou encore « l’union des égoïstes«  de Stirner. Parmi les nombreux moyens de signifier le refus du capitalisme et de la société du spectacle, la fête occupe une place importante, et ce depuis longtemps. Rappelons nous les carnavals médiévaux, les célébrations païennes de Beltaine, les piques-niques libertaires.
Et, plus proche de nous, les raves-parties, les festivals et autres manifestations qui peuvent nous procurer un sentiment de liberté et d’euphorie sans limite.
C’est dans ces instants là, dans les fissures et les vides du pouvoir, qu’il est possible d’instaurer une TAZ.

La TAZ est aussi une stratégie de la disparition. En refusant d’accorder tout pouvoir à l’état et au monde de la marchandise qui nous entoure, nous refusons aussi la nécessité de nous battre contre lui. Si l’état n’est plus rien, contournons-le comme un obstacle sur notre chemin plutôt que nous obstiner à le détruire. Ce « refus » quotidien de la société, exprimé par la création d’îlot ingouvernable, des TAZ, et de leur mise en relation de telle manière à obtenir des archipels de mondes libres, est une stratégie utilisée par une partie du mouvement anarchiste. Une des critiques les plus récurrentes contre cette stratégies vient d’une autre partie du mouvement libertaire : « Puisque nous ne pouvons être libre tant que tout le monde ne l’est pas, laisser une partie du prolétariat face à la violence de la société est lourdement problématique. »

« Admettons que nous ayons participé à des fêtes où, l’espace d’une nuit, une république de désirs gratifiés à été atteinte.Ne devrions-nous pas admettre que la politique de cette nuit a pour nous plus de force et de réalité que celle du gouvernement américain tout entier ? Quelques-unes des « fêtes » que nous avons citées ont duré deux ou trois années. Est-ce quelque chose qui mérite d’être imaginé, qui mérite qu’on se batte pour elle ? Étudions l’invisibilité, le nomadisme psychique, travaillons avec le Web – qui sait ce que nous atteindrons ? »

Les pirates Anne Bonny et Mary Read.
Les pirates Anne Bonny et Mary Read.

Une histoire des TAZ

Cette volonté manifeste de Hakim Bey de ne pas définir la TAZ rend ce concept difficile à appréhender, mais il tente de l’illustrer par de nombreux exemples venant de lieux et d’époques bien différentes. Les pirates, notamment, reviennent régulièrement dans le texte, fascinant l’auteur par leur liberté et leur image romantique ainsi que par leur organisation sociale. Comme le montre l’anthropologue David Graeber dans son livre « Les Pirates des Lumières« , les pirates de Madagascar se fondaient dans les communautés autochtones et créaient des villages autonomes reliés entre eux par les passages réguliers de bateaux et de voyageurs. Ces villages pouvaient parfois disparaître en quelques jours lors de l’arrivée d’ennemis, pour se rebâtir aussi vite ailleurs.
Partir, rester mobile, devenir invisible, c’est aussi ce que décidèrent de faire les premiers colons des Amériques lorsqu’ils renièrent leurs « devoirs civilisateurs » pour partir vivre à Croatan, le village de la tribu voisine. Partir pour Croatan, c’est rompre avec la civilisation, c’est s’ensauvager au sens ou l’entend l’expression coloniale et honteusement européanocentrée « Homme sauvage ».
Une TAZ pourrait aussi être l’incroyable République de Fiume, ce micro-état n’ayant duré que dix-huit mois et dont la charte désignait la musique comme principe fondateur de l’État. Gabriele d’Annunzio, son fondateur, s’empara de la ville en 1919 et entreprit méthodiquement de vider les caisses de son royaume nouvellement acquis au profit de l’art, de la politique et de la fête perpétuelle.
A la même époque, en Bavière se créait le Soviet de Munich, aussi nommé République des conseils de Bavière, un gouvernement anarchiste et insurrectionnel qui dura vingt-six jours et compta dans ses rangs Gustav Landauer, Bernard Traven et Ernst Toller. Ce gouvernement tenta d’instaurer une expérience d’économie anarcho-socialiste par la nationalisation des banques et l’instauration d’un argent libre et accessible à toutes et tous, fit ouvrir les prisons, déclara la guerre à la Suisse et au Wurtemberg pour une absurde histoire de locomotive et tenta de réformer l’art et la pédagogie par un système d’école libres et populaires. Bien que vouée dès le début à l’échec, les militants déclarèrent « seulement espérer que l’expérience durerait assez longtemps pour être comprise… ».
Il est à noter que ces deux derniers exemples sont considérés par Hakim Bey comme étant des TAZ, malgré la présence manifeste d’un état.
Est-ce que les communes de Paris, de Lyon, les coopératives anarchistes de la guerre d’Espagne, les communautés paysannes ukrainiennes furent des TAZ ?

« De défaite en défaite JUSQU’À la victoire finale »

Victor Serge

Peut-être que le concept de TAZ nous permet d’appréhender différemment cette magnifique citation de Victor Serge. N’attendons plus la victoire finale car c’est dans l’acte, juste avant la défaite trop souvent inévitable, que se trouve l’essentiel selon Hakim Bey : la joie révolutionnaire, la « disparition » hors du monde (et donc de l’État), et l’autonomie présente.

TAZ, bien que très obscur et mystique par moment, est un livre important pour tout un pan de la culture anarchiste ou marginale, et qui contribua fortement à l’essor des raves et free-parties. Critiqué sur de nombreux points, il reste un point de vue intéressant et vivifiant pour qui voudrait un jour « partir pour Croatan » !

TAZ
TAZ, édition de l’éclat, 1997
Le texte est disponible ICI gratuitement en numérique, comme toute les publications de l’éclat !

« La libération se réalise dans la lutte – c’est l’essence de la «victoire sur soi» de Nietzsche. Cette thèse peut également prendre pour signe son idée de l’errance. C’est le concept précurseur de la dérive, au sens situationniste et de la définition de Lyotard du travail de dérive. Nous pouvons apercevoir une géographie complètement nouvelle, une sorte de carte de pèlerinage sur laquelle on a remplacé les lieux saints par des expériences maximales et des TAZs: une science réelle de la psychotopographie, que l’on pourrait peut-être appeler «géo-autonomie» ou «anarchomancie».

La TAZ implique une certaine sauvagerie, une évolution du domestique au sauvage, un «retour» qui est aussi un pas en avant. Elle implique également un «yoga» du chaos, un projet d’organisation plus «raffinée» (de la conscience ou simplement de la vie), que l’on approche en «surfant la vague du chaos», du dynamisme complexe. La TAZ est un art de vivre en perpétuel essor, sauvage mais doux – un séducteur, pas un violeur, un contrebandier plutôt qu’un pirate sanguinaire, un danseur et pas un eschatologiste. »

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