Note #10 : l’exigence démocratique selon Alain (2/3)

La confiscation de la souveraineté populaire par les élites politiques

Au cours de la première partie de notre chronique, nous avons abordé le problème de la corruption et de la collusion des élites républicaines. Comportements regrettables et répréhensibles, mais qui ne remettent pas directement en cause la nature démocratique de notre société. Nous avons ensuite brièvement évoqué le danger que représentent les Compétents pour la démocratie : la manière dont ceux-ci parviennent à se persuader – mais aussi à persuader le reste des citoyens, comme nous allons le voir à présent – que la légitimité qu’ils puisent dans leur compétence est supérieure à celle du peuple à se gouverner. Les Compétents, nous met en garde Alain, œuvrent à ce que les non-compétents leur abandonnent les rênes de l’État, et que le droit de regard des citoyens sur leurs activités soit aboli :

Lisez les feuilles publiques ; vous verrez qu’ils sont tous saisis d’un furieux besoin de déclamer contre l’électeur, disant qu’il est ignorant, qu’il est corrompu, qu’il est inconsistant, qu’il est ingrat, et qu’enfin il faut chercher quelques systèmes ingénieux qui permettent aux éminents députés, aux éminents ministres, aux éminents bureaucrates de remettre l’électeur à sa place, et de travailler à son bonheur malgré lui. Je connais cette chanson. Tous les bureaucrates que j’ai rencontré me l’ont chantée : et cela revenait à dire presque sans détour que le suffrage universel, si on le prend sérieusement, est une institution absurde1.

« Remettre l’électeur à sa place » ; « travailler à son bonheur malgré lui » : pour Alain, les élites politiques rêvent d’instaurer une forme de despotisme prétendument éclairé qui conserverait les formes de la démocratie tout en la vidant de ce qui fait sa substance. En effet, la simple existence du suffrage universel n’est en rien une garantie du respect de la volonté des citoyens, car les Compétents disposent de nombreux recours leur permettant de contourner cette volonté, même lorsqu’elle est autorisée à s’exprimer par le pouvoir2. L’épineuse question de l’expression de la volonté populaire est approfondie un peu plus loin :

L’antique comparaison, tirée du navire et du pilote, n’a pas fini d’instruire les citoyens de leurs devoirs et de leurs droits. Premièrement apparaît cette remarque de bons sens qu’on ne choisit pas le capitaine d’après sa naissance, mais d’après son savoir. Et par là nous sommes délivrés d’un genre de servitude, mais pour retomber aussitôt dans un autre, car c’est le plus savant qui est capitaine. Dès qu’il a fait ses preuves, tout est dit. Prompte obéissance, prompte et silencieuse, voilà ce qu’il nous reste (…). Ainsi le matelot raisonnable devra se persuader à lui-même qu’il doit croire celui qui est au gouvernail, et que, lorsqu’on double l’écueil, ce n’est pas le temps d’examiner. Et comme il n’est point du matelot de savoir où est l’écueil, quel est le risque, et à quel moment le navire est sauf, ce n’est jamais le temps d’examiner. Aux fers donc l’esprit qui discute ; aux fers le matelot qui écoute (…). Mais il faut suivre la comparaison. Le capitaine du navire est juge de ses moyens ; il n’est pas juge de la fin. C’est l’armateur qui dit où il faut aller. De même c’est le citoyen qui dit où il faut aller3.

En reprenant la célèbre métaphore du navire et du pilote – symbolisant respectivement la nation et l’État –, Alain éclaire le lecteur sur l’entreprise pernicieuse des Compétents à l’encontre des citoyens. Pour actualiser l’ancienne métaphore et la rendre compatible avec la réalité politique contemporaine, le philosophe l’enrichit d’un nouveau protagoniste, le « matelot-armateur », qui représente les citoyens. La nature du citoyen est double : il est le matelot qui obéit aux injonctions du capitaine, c’est-à-dire de l’État ; et l’armateur, le propriétaire légitime du navire, qui a embauché le capitaine pour le mener à bon port.

Jusqu’ici, le propos n’est pas novateur. Il s’agit d’une simple illustration du contrat qui lie les citoyens à l’État. Ce contrat, les Compétents n’entendent pas le rompre ouvertement. Cela causerait une mutinerie. Au lieu de cela, les élites politiques emploient mille artifices pour « renégocier » sans cesse le contrat à l’insu des citoyens, en comptant sur le fait que ces derniers sont trop confiants, ou simplement trop absorbés par leurs travaux quotidiens pour prendre conscience de la manœuvre des élites. L’objectif des Compétents est que les citoyens deviennent chaque jour un peu moins armateurs et un peu plus matelots ; un peu moins décisionnaires et un peu plus observateurs passifs du jeu politique qui se déroule en leur nom mais sans leur concours.

Pour mener à bien cette entreprise, Alain observe que les Compétents s’appuient sur les dangers qui menacent la nation. Pour filer encore la métaphore marine, le capitaine, lorsqu’il devine les signes avant-coureurs d’une tempête, se sert de la perspective du péril pour obtenir des matelots une obéissance sans faille. Mais les Compétents ne sont pas juste des opportunistes. L’émergence des crises peut être favorisée par le pouvoir pour justifier un accroissement de ses prérogatives et une réduction des libertés des citoyens. Ou la dangerosité de celles-ci peut être amplifiée dans le discours des élites et des médias qui s’en font l’écho ; ou la période de crise peut être étirée dans le temps à l’envie pour justifier, là encore, la relégation des citoyens à un rôle passif, tandis que le pouvoir s’arroge le droit de prendre toutes les mesures qu’il estime nécessaires pour résoudre la crise.

Pour se convaincre de la véracité de ces propos, il suffit d’avoir prêté attention à l’actualité des dernières décennies. Depuis combien de temps la France, ou encore la planète, sont en crise ? Depuis toujours. Nous évoluons dans un climat anxiogène permanent. Il n’est pas une journée sans qu’une crise soit placée au cœur du débat public : crise économique, environnementale, sanitaire, sécuritaire, du logement, de l’éducation, de l’immigration, etc. Ces crises, il n’est pas question de nier leur existence. Mais il faut nous intéresser à la manière dont elles sont instrumentalisées par le pouvoir pour justifier l’adoption de mesures controversées. Car les crises passent, mais les mesures prises pour les juguler s’installent durablement : dispositif Vigipirate et opération Sentinelle pour réduire la menace terroriste et donner aux citoyens un sentiment de sécurité ; lois liberticides et surveillance généralisée des citoyens pour traquer et punir les fauteurs de troubles ; politiques d’austérité à destination des plus démunis, couplées à de généreuses mesures envers le grand patronat et le monde de la finance pour combattre la crise économique et l’évasion fiscale. A mesure que de nouvelles crises émergent et chassent les anciennes du débat public, les élites réclament toujours plus plus de moyens, plus de pouvoirs, plus de confiance.

L’abdication citoyenne

La stratégie des Compétents a une conséquence plus délétère encore, elle conduit les citoyens à renoncer à prêter attention aux agissement du pouvoir :

Je rencontre beaucoup de gens, assez disposés d’ordinaire à la résistance, et qui me disent : « Je ne puis pas examiner ; je n’y entend rien ; je m’en rapporte aux spécialistes » (…). C’est un peu trop facile, pour les gouvernés et pour les gouvernants. C’est de l’abandon, c’est du sommeil pour tout le monde. Si vous ne pensez point, les gouvernants ne penseront guère. Si vous ne résistez pas, ils n’inventeront point4.

Ici, Alain fustige la passivité de ses contemporains face aux autorités. Cette apathie est motivée par la facilité, car il y a un aspect libérateur dans le fait d’abandonner toutes responsabilités aux Compétents. On cesse naturellement de faire l’effort de se tenir informé et de se préoccuper des problèmes complexes et en apparence insolubles. Mais les citoyens ne se rendent pas service en faisant le choix de la facilité. Ils ne font que donner toute latitude aux dirigeants pour renforcer leur emprise sur la chose publique et marginaliser encore le rôle du peuple.

De l’importance de l’opinion publique

Témoin attristé de cette renonciation citoyenne, l’auteur ne verse pas dans le défaitisme pour autant. Pour lui, l’emprise des Compétents est plus fragile qu’il n’y paraît au premier regard, et il ne suffit en définitive que d’un froncement des sourcils de la part des citoyens pour la remettre en question :

Ce que redoutent les tyrans, c’est le suffrage secret. Mais que peuvent-ils contre le suffrage secret ? Distribuer des bulletins et suivre l’électeur des yeux ? Cela s’est fait pendant longtemps, mais c’est ce que l’opinion ne supporte plus. Les tyrans eux-mêmes n’avoueront point ce que pourtant ils pensent tous, c’est qu’ils ne reconnaissent pour opinion que l’opinion avouée, autant dire l’opinion forcée. L’art de tyranniser est d’obtenir une approbation publique, en faisant jouer la pudeur et la politesse5.

Dans ce passage des Propos, Alain s’intéresse à l’opinion, c’est-à-dire aux idées exprimées spontanément par les citoyens. En apparence, l’opinion n’a rien d’important pour le pouvoir. Ou plutôt, l’opinion du peuple ne semble avoir de réelle importance qu’aux moments charnières de la vie démocratique : lors des élections, lorsque l’« opinion avouée » se cristallise dans l’isoloir, par le moyen du bulletin de vote. Mais l’opinion publique ne peut pas être entièrement ramenée à l’opinion avouée, car il existe une seconde opinion : le « suffrage secret ». Cette opinion, le plus souvent, n’est pas exprimée de manière audible par le pouvoir, c’est pourquoi il fait mine de l’ignorer. Dans les faits cependant, les élites redoutent cette opinion sur laquelle ils n’exercent que peu de contrôle, car elle s’exprime partout et tout le temps : entre collègues au travail, entre amis autours d’un verre, ou entre voisins dans le hall de l’immeuble.

Que peut cette seconde opinion ? Peu et beaucoup à la fois. C’est là que se révèle l’ambiguïté de de l’opinion publique aux yeux d’Alain. L’opinion secrète peut se dévoiler de manière inattendue et avec une véhémence surprenante, obligeant les élites prises de court à prendre des mesures dans l’urgence pour l’apaiser6. Mais cette puissance de l’opinion reste le plus souvent à l’état latent, potentiel, lorsqu’elle ne trouve pas le courage de s’exprimer. Pour illustrer cette faiblesse, Alain propose l’exemple du sentiment pacifiste qui progresse en France à mesure que la Grande Guerre s’enlise :

Beaucoup reconnaissent maintenant qu’il y eut, avant la fin de la guerre, des occasions de faire une paix raisonnable. Mais, à la première et timide mention de paix, on croyait entendre aussitôt l’opinion rugissante. Et l’on m’a répété, d’un homme paisible, cette parole, qu’il fallait fusiller ceux qui parlaient de paix. Le pensait-il ? Je crois qu’il pensait plutôt que tous le pensaient ; et ainsi il s’élevait lui-même à ce degré de fanatisme7.

Alain nous signifie que l’opinion secrète peut devenir victime de son caractère dissimulé. Dans cet exemple, la population, mécontente de la politique menée par l’État en son nom – la guerre –, n’ose pas exprimer ouvertement son mécontentement, car chaque citoyen craint individuellement d’être taxé de défaitisme. Ainsi, l’opinion avouée trahit l’opinion secrète. Pour comprendre ce processus d’autocensure de l’opinion publique, il nous faut revenir à ce qu’Alain écrivait plus tôt : « L’art de tyranniser est d’obtenir une approbation publique, en faisant jouer la pudeur et la politesse ». En effet, le philosophe observe que les individus rechignent à exprimer leur opinion personnelle lorsqu’ils craignent que celle-ci n’entre en contradiction avec l’opinion majoritaire. Au nom des convenances, le mécontent doute du bien-fondé de son sentiment de révolte et pondère son indignation pour ne pas froisser l’interlocuteur qu’il s’imagine animé de sentiments différents des siens. Bien entendu, si chacun agit de cette manière, l’opinion secrète est condamnée à ne jamais prendre conscience de son caractère majoritaire. Heureusement, certains sont mieux armés que d’autres pour faire entendre leur voix malgré tout :

Le prolétariat est précieux aux yeux des esprits libres par ceci qu’il dit ce qui lui semble vrai, sans se soucier de déplaire. (…) Le bourgeois est prudent parce que son métier est de persuader, et d’abord de ne point déplaire ; par exemple l’avocat, le professeur, le marchand, mais un menuisier n’a point d’égard pour la planche ; il scie selon la ligne tracée. (…) À bien regarder, le prolétariat agit toujours selon une idée, représentée par le cordeau ou le fil à plomb. D’où vient qu’il est naturellement réformateur ; et même, il néglige trop l’obstacle de la coutume ; c’est peut-être une faiblesse ; mais aussi il dit à tout propos ce qu’il pense et ce qu’il veut, ce qui est une force. Sans le prolétariat, formé par un genre de travail qui ne s’occupe jamais de la vente, nous serions encore sous l’empire d’opinions convenables, auxquelles presque personne ne croit8.

Le prolétaire, c’est-à-dire celui qui n’entretient aucune ambition de s’élever et d’intégrer l’élite, est celui à qui Alain dédie les Propos. C’est à lui qu’échoit la tache de surveiller les Compétents et de prévenir la dégénérescence du régime démocratique. Le bourgeois est incapable de remplir ce rôle, car il obéit à une logique différente : il se doit d’être un individu respectable, puisque cette respectabilité forme le socle de son identité sociale. Quand bien même il ferait l’expérience d’un sentiment de révolte, le bourgeois ne peut pas se permettre de remettre en cause un système qui lui est ultimement profitable. À l’inverse, le prolétaire n’a pas de réputation à maintenir et peut donner libre court à son indignation.

1 Cf. Alain, Propos sur les pouvoirs. Éléments d’éthique politique, Gallimard, Paris, 2014, p. 79.

2 Prenons l’exemple du référendum de 2005 portant sur la ratification du Traité Établissant une Constitution pour l’Europe (TECE). La majorité des Français – et des Néerlandais – se prononce pour le « non », ce qui aurait dû sceller définitivement le sort de ce traité constitutionnel, entendu que son adoption nécessitait une approbation unanime de tous les états membres. Mais en 2007, le contenu du TECE est repris pratiquement tel quel dans un nouveau traité, le Traité de Lisbonne, catégorisé cette fois non pas comme un traité constitutionnel, mais comme un « simple » traité européen (ne nécessitant pas, de ce fait, la tenue d’un nouveau référendum). Le Traité de Lisbonne est ainsi ratifié par les parlementaires français le 8 février 2007, contre la volonté exprimée par les citoyens.

3 Ibid., p. 126-128.

4 Ibid., p. 140-141.

5 Ibid., p. 201

6 La démission de François de Rugy de son poste de ministre, en réponse aux scandales qui éclatent en juillet 2019 au sujet de son utilisation « généreuse » de l’argent du contribuable, en est un exemple parmi d’autres.

7 Ibid., p. 203.

8 Ibid., p. 206.

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