Note #10 : L’exigence démocratique selon Alain (1/3)

Alain et les Propos sur les pouvoirs

Émile-Auguste Chartier (1886-1951), dit Alain – entre autres pseudonymes –, est un intellectuel engagé dans la vie politique française de la première moitié du XXe siècle. Philosophe de formation, il est tout à la fois professeur agrégé, essayiste, journaliste et militant, et s’illustre autant par ses travaux universitaires que par ses prises de position humanistes et radicales. Il est profondément républicain et laïc à une époque où la IIIe République traverse des crises importantes1 ; il prône la paix entre les peuples alors que la première Guerre Mondiale se profile et que l’opinion publique devient de plus en plus hostile à l’Allemagne ; et condamne le fascisme tandis que l’extrême-droite progresse à grands pas dans les années 30. Les Propos sur les pouvoirs sont un ensemble de textes relativement courts, écrits entre 1907 et 1939, et classés et arrangés, dans cette édition, par le philosophe Francis Kaplan, également auteur de la préface de l’ouvrage.

Le choix du terme « propos » pour désigner ces textes est tout à fait justifié. Alain y adopte le ton léger de la conversation. L’écriture est fluide, concise. Elle donne au lecteur l’impression d’une oralité authentique : d’assister à un dialogue2, plutôt qu’à une conférence pesante et technique. Cette légèreté apparente du ton n’enlève rien au sérieux du sujet, ni à celui du projet que s’était fixé l’auteur. Alain, en plus de trente ans de réflexion sur les divers mécanismes du pouvoir politique, a donné corps à une doctrine complète et cohérente.

Cette ambition de l’auteur est visible dès la lecture du sous-titre des Propos sur les pouvoirs : Éléments d’éthique politique. Il ne s’agit pas de réaliser un exposé savant en matière de sciences politiques ou de dresser une typologie des différents pouvoirs qui composent le système politique français. L’enjeu est de parvenir à une compréhension globale du mécanisme politique, compréhension qui bénéficierait aux citoyens. En effet, Alain ne s’adresse pas à un public d’initiés, ni aux élites qui détiennent le pouvoir politique et savent déjà en faire usage. Au contraire, il s’adresse à ceux à qui les détenteurs du pouvoir politique doivent rendre des comptes : les citoyens, le peuple, qui dispose d’un pouvoir politique incommensurable mais latent et dispersé.

Une œuvre datée ?

Il convient d’écarter rapidement un soupçon : cette œuvre est-elle encore d’actualité ? Il est indéniable que la pensée d’Alain est ancrée dans son expérience personnelle : son expérience de citoyen sous la IIIe République et de soldat durant la Première Guerre Mondiale, notamment3. Compte tenu de la structure des textes qui composent les Propos (schématiquement, l’auteur part d’une conversation d’apparence bénigne, d’une anecdote ou d’un événement marquant de la vie politique contemporaine, pour développer un propos plus général), on pourrait conclure hâtivement que ses analyses et ses conclusions sont dépassées, puisque le contexte d’écriture est obsolète.

Il n’en est rien, car Alain médite les rouages fondamentaux du régime républicain français, et ceux-ci n’ont pas tant changé depuis le siècle dernier. Notre système politique, en théorie du moins, est toujours fondé sur le respect de la volonté du Peuple qui choisit, par le moyen du suffrage universel, un Président de la République et des parlementaires pour le représenter. L’État, en tant qu’émanation du peuple souverain, s’appuie sur des fonctionnaires employés dans diverses institutions publiques et dont les attributions sont soigneusement délimitées afin de garantir le principe de séparation des pouvoirs. Surtout, la nature humaine reste inchangée, et Alain s’est fait maître dans l’art de la sonder. Le constat du philosophe est le suivant : les hommes sont corrompus par l’exercice du pouvoir, les élites gouvernent en ayant toujours en tête leurs intérêts propres et, plus généralement, ce n’est pas le mérite et la volonté de servir son prochain qui portent un individu au pouvoir, mais bien souvent l’ambition, la ruse et la méchanceté.

La pensée d’Alain : entre idéalisme et réalisme

Alain est un fervent républicain. Il adhère même à ce qu’il appelle la « mystique républicaine », fondée sur la « foi en l’homme »4. De ce fait, il ne témoigne aucune sympathie pour les régimes autoritaires. Concernant le marxisme, s’il en apprécie les idéaux et la théorie, il fait montre d’une certaine méfiance concernant sa mise en pratique. Ce refus de l’hypothèse révolutionnaire est assumé avec une pointe de regret :

« Pourquoi n’adhérez vous pas à un parti révolutionnaire ? ». On m’a posé cette question plus d’une fois. Et je répondrai toujours la même chose : c’est parce que je suis plus révolutionnaire que vous tous. Je ne dis pas seulement que je n’ai aucune confiance dans aucun genre de chef ; ce serait trop peu dire. Au fond je suis assuré que tout chef sera un détestable tyran si on le laisse faire. Pourquoi j’en suis assuré ? Parce que je sais très bien ce que je ferai si j’étais général ou dictateur (…). Et quant aux idées, demanderez-vous, qu’est ce qu’elles deviennent ? Qu’est ce qu’on en fait ? c’est très simple ; on n’y pense plus jamais. Il n’y a rien de plus simple que de ne pas penser. Il suffit d’être très occupé aux actions5.

Comment justifier le refus d’une révolution menée au nom de l’émancipation des masses quand on clame sa foi en l’humanité ? S’agit-il d’une forme de conservatisme, d’une frilosité d’intellectuel bourgeois ? De pessimisme et de réalisme historique, plutôt :

Comme je lisais l’Histoire d’un paysan, d’Eckermann-Chatrian, je vivais, par l’imagination, au temps de la Révolution française ; je cherchais à comprendre comment ce peuple, si longtemps tyrannisé, dépouillé et méprisé, avait montré soudainement sa puissance, simplement par sa confiance en lui-même ; mais j’admirais aussi cette ruse des privilégiés, qui promettaient toujours et puis reprenaient leurs promesses, et qui passaient d’une folle confiance à une terreur folle, selon les acclamations et les grondements populaires. Dès que les choses revenaient à une espèce d’équilibre, ils reprenaient espoir dans le vieil art de gouverner, éprouvé par tant de siècles ; toujours la modération glissait à la trahison ; toujours le pouvoir absolu se refermait, par une espèce de cristallisation inévitable. L’Empire, la Restauration, l’Empire encore, groupèrent les mêmes forces ; toute l’élite toujours se retrouva au centre, se recruta de la même manière, essaya la même résistance enragée ; et toujours des succès étonnants lui donnèrent raison. Ceux qui disent que la monarchie est un état naturel auquel on revient toujours, disent une chose assez évidente (…). Il y a une cour, aujourd’hui comme autrefois, et des courtisans, même sans roi. Il y a une vie riche et ornée ; l’homme qui se permet d’y entrer y perd pour toujours la liberté de son jugement. C’est inévitable6.

Ainsi, à en croire Alain, les élites ne peuvent pas être supprimées définitivement. Comme pour l’hydre mythologique, on peut couper les têtes du pouvoir, mais d’autres repoussent aussitôt. Qu’il s’agisse des individus qui détenaient déjà le pouvoir et qui ont changé d’habits pour s’adapter à la nouvelle conjoncture politique, ou de ceux qui les ont détrôné et qui se mettent immédiatement à imiter leurs anciens maîtres :

Qu’un galon ou une fonction changent aussitôt l’homme, et lui montrent un autre univers, j’en ai vu des preuves étonnantes. Au reste, je ne vois ni ne soupçonne, en ces changements, aucune espèce de ruse ; l’homme est de bonne foi et ingénu toujours (…). Mais à peine aura-t-il la perruque et le manteau royal qu’il sera Louis XIV, c’est-à-dire infatuation et sottise sans mesure7.

L’inévitable collusion des élites contre les citoyens

Pour combattre la tendance naturelle du pouvoir politique à pencher vers la tyrannie, il faut des institutions et des contre-pouvoirs solides. La IIIe République d’Alain, tout comme notre Ve République, se sont dotées de tels remparts. Le philosophe nous prévient cependant que, malgré ces efforts, la préservation de la nature démocratique de notre système politique est tout sauf garantie.

Pour démontrer la fragilité de l’idéal démocratique, arrêtons-nous sur deux exemples mettant en scène la manière dont les élites œuvrent insidieusement à trahir les citoyens qui leurs ont permis d’accéder au pouvoir. Le premier s’intéresse à la manière dont les gouvernants sont recrutés et aux conséquences délétères d’un système bien rodé et qui fait la fierté de la France, la « méritocratie » :

Suivons par la pensée un fils de paysan, qui montre du génie pour le calcul, et qui obtient une bourse au lycée (…). Je suppose qu’il ait une adolescence sans tempêtes, parce que toutes ses passions se tournent en ambition, ou que sa tête domine sa poitrine et son ventre ; voilà un jeune homme instruit de beaucoup de choses, capable d’apprendre très vite n’importe quoi, qui a des habitudes d’ordre et de travail suivi, et enfin, par la seule puissance des idées, une moralité supérieure. Tels sont, assez souvent, ceux que l’on choisit, par des concours rationnellement institués, pour être dans l’avenir des auxiliaires du pouvoir ; sous le nom de directeurs, inspecteurs, contrôleurs ; en réalité, ils seront les vrais rois, puisque les ministres passent ; et ces futurs rois sont très bien choisis ; réellement nous désignons les meilleurs ; les meilleurs dirigeront les affaires publiques, et tout devrait bien marcher. Seulement, il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes. D’abord, un noble caractère, vif, fier, sans dissimulation, est arrêté tout de suite ; il n’a pas l’esprit administratif. Ensuite, ceux qui passent la première porte en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans les embarras d’argent ; on les fait participer aux affaires ; et dans le même temps ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le parlement et les ministres ; celui qui veut garder quelques franchise ou quelque sentiment démocratique, ou quelque fois dans les idées, trouve mille obstacle indéfinissables qui l’écartent et le retardent ; il y a une seconde porte, une troisième porte où l’on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que la diplomatie et l’esprit administratif ; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne vertu, qu’une fidélité inébranlable aux traditions, à l’esprit de corps, à la solidarité bureaucratique. L’âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d’invention. C’est alors qu’ils sont rois. Et non sans petites vertus ; mais leurs grandes vertus sont usées. Le peuple ne reconnaît plus ses fils. Voilà pourquoi l’effort démocratique est de stricte nécessité8.

Par cette fable édifiante mettant en scène un jeune homme de basse extraction parvenu au sommet de la hiérarchie bureaucratique, Alain démontre comment des principes profondément démocratiques – l’égalité des chances, le mérite – peuvent se retourner contre le peuple pour produire une caste bureaucratique inamovible et toute puissante. Passons à présent à un autre cas de figure, celui du député élu par les citoyens pour siéger à l’Assemblée :

La trahison est naturelle dans un député, à quelque parti qu’il appartienne. Et la trahison, comme on l’a cent fois remarqué, consiste à tirer à droite après avoir juré de rester plus ou moins à gauche ; chacun sait qu’il y a une droite et une gauche en tout point de l’hémicycle ; et vous n’entendrez jamais dire qu’un député ait glissé à gauche malgré les promesses faites aux électeurs (…). Le jeu politique revient tout à ces mouvements insensibles qui déplacent lentement et sûrement les représentants du peuple vers les ennemis du peuple. Ennemi du peuple ? J’appelle ainsi ceux qui pensent que la Révolution fut une folie, que le peuple ne connaît nullement son propre bien, qu’il faut le ramener à l’obéissance, et le conduire à ses destinées d’après les lumières supérieures qui brillent pour Coty, Kérillis, Bourget et autres génies nationaux, qui éclairent encore un peu le boursier Herriot, mais qui sont invisibles à vous et à moi, au commerçant, au paysan, à l’ouvrier, et à touts les petits9.

Nous voici face à un problème : ceux qui sont en charge des institutions républicaines garantes de la démocratie semblent développer naturellement une pensée proprement antidémocratique. Alain explique cet état de fait par l’orgueil et l’assurance qui caractérisent les élites modernes, rassemblées par le philosophe sous l’appellation générique de « Compétents ». Contrairement aux élites aristocratiques qui gouvernaient la société d’Ancien Régime en vertu de leur naissance prestigieuse, les élites républicaines tirent leur légitimité des compétences théoriques de gouvernance acquises lors de leurs années de formation, puis des compétences pratiques acquises par l’exercice effectif du pouvoir. En soi, cela n’a rien d’aberrant. Le fait que les plus doués pour gouverner nous gouvernent paraît être un gage d’efficacité.

Comme nous le verrons par la suite, le véritable péril pour la démocratie survient lorsque les Compétents, forts de leur légitimité, en viennent à placer cette légitimité à gouverner – qu’elle soit méritocratique pour les fonctionnaires, ou issue du suffrage populaire pour les élus – au-dessus de celle, immanente, du peuple10.

Source : Alain, Propos sur les pouvoirs. Éléments d’éthique politique, édition de Francis Kaplan, postface de Robert Bourgne, Collection Folio Essai, Gallimard, Paris, 2014.

1 La crise boulangiste (1885-1889) et ses répercussions ; l’affaire Dreyfus (1894-1906), notamment.

2 Et, en quelques sorte, c’est le cas. Outre le fait qu’un grand nombre de propos sont écrits comme des dialogues rapportés, Francis Kaplan, dans la préface de l’ouvrage, rappelle qu’à l’origine les Propos étaient publiés dans un quotidien dont les lecteurs pouvaient adresser des courriers à l’auteur pour commenter ses propos. Cf. Alain, Propos sur les pouvoirs. Éléments d’éthique politique, Gallimard, Paris, 2014, « Préface de Francis Kaplan », p. 11.

3 Alain a été profondément marqué par cette expérience guerrière. De nombreux propos prennent comme point de départ son expérience en tant que soldat, ou se basent sur ses réflexions sur l’institution militaire. En effet, pour le philosophe, la guerre est le moment par excellence où les rapports de force à l’œuvre dans la société deviennent visibles : l’autorité exercée par l’officier sur le soldat est évidente, et l’État a dans les faits un pouvoir de vie ou de mort sur ses citoyens. Cf. ibid., p. 119-121, entre autres textes.

4 Ibid., p. 296 ; p. 297.

5 Ibid., p. 33-34.

6 Ibid., p. 60-61.

7 Ibid., p. 37-38.

8 Ibid., p. 57-58.

9 Ibid., p. 74-75.

10 Pour rappel : « [Le principe de la République] est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », Cf. Texte intégral de la Constitution du 4 octobre 1958, article 2, alinéa 5 ; « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice [de la souveraineté populaire] », Cf. ibid., article 3, alinéa 2.

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